LE SOIR
Magazine des arts et du divertissement
Mercredi 30 septembre 1998 (page 1/3)

Jeux de noces, rire et larmes
Les noces de la joie et de la mélancolie
La Monnaie monte une nouvelle production des "Noces de Figaro"

Antonio Pappano dirige pour la première fois Mozart à la Monnaie! C'est un événement qui s'est fait longtemps attendre et le pétulant directeur musical de l'Opéra national ne cache pas le plaisir qu'il ressent à diriger "Les noces de Figaro", mises en scène par Christof Loy.

"Le Nozze di Figaro" est-il le premier opéra de Mozart que vous teniez à diriger à la Monnaie?

C'est, pour moi, le plus parfait des opéras de Mozart, celui que je considère comme le plus "latin" (sourire). Cette uvre est une merveille, où s'exprime une telle connivence entre le texte et la musique qu'il est presque impossible d'essayer de différencier les deux!

Notre vision de l'univers mozartien a été passablement secouée par toutes les expériences d'interprétation "à l'ancienne". Vous sentez-vous touché par cela?

Cela peut créer une certaine forme d'insécurité quand on est un chef extérieur à ce mouvement... Mais, de toute façon, j'ai toujours aimé un Mozart qui sonne avec transparence et légèreté, tout en restant très lyrique. Ceci dit, les visions des Gardiner, Östman ou Harnoncourt sont radicalement différentes les unes des autres: cela montre à quel point la musique de Mozart laisse une large place à l'interprétation personnelle. L'essentiel est de trouver une atmosphère qui induise un tempo juste.

Quels sont les indices qui aident à trouver cette "juste" atmosphère?

La connaissance parfaite de la nature psychologique de chaque personnage nourrit toute la partition. Après l'ouverture, les clarinettes n'interviennent plus avant l'entrée de Cherubino. Pourquoi? Parce que la clarinette est un instrument très sensuel, dont l'apparition souligne immédiatement le caractère de Cherubino. Mais cette émotion est également liée à la tristesse: celle du jeune homme qui ne parvient pas à satisfaire son émoi amoureux... ou celle de la Comtesse, dont le premier air est également souligné par les clarinettes. La partition nous donne ainsi une série de clés essentielles.

Comment s'installe le rythme global d'une uvre telle que celle-ci?

La mise en place des récitatifs est une partie essentielle du travail de répétition, parce qu'ils représentent des moments très importants pour la définition des différents caractères. Les récitatifs doivent être d'une grande logique, s'intégrer parfaitement au rythme global de l' uvre. Mais d'autres moments, comme le grand ensemble dans le final du deuxième acte, font apparaître d'autres types de difficulté. Là, il faut pouvoir tenir avec fermeté le déroulement d'une très longue scène ininterrompue, dont chaque épisode fait franchir au drame un pas supplémentaire. Il faut nourrir la tension tout en faisant preuve d'une grande patience qui entretient le "suspense", ne pas se laisser emporter par le fleuve de la musique.

Et, en même temps, cette musique est coulée dans un moule dont les formes classiques imposent une certaine forme de contrainte...

Il faut éviter le piège du systématisme, trouver des phrasés, des groupements de mesures qui ont une "direction" dramatique échappant à l'emprise de la barre de mesure. L'un des éléments les plus délicats à travailler est le juste équilibre des basses, le poids exact à donner à chaque note: sans cela, le style classique peut devenir carré, lourd et ennuyeux!

MICHEL DEBROCQ


A la recherche du désir perdu:
Christof Loy jette un pont entre le XVIII e et le XXe siècle

Le metteur en scène allemand Christof Loy signe sa première réalisation à la Monnaie en y abordant pour la première fois "Les Noces de Figaro". S'il n'a jamais monté l'opéra de Mozart, il a déjà toutefois mis en scène la pièce de Beaumarchais... et son admiration pour les deux est égale.

Quelles différences fondamentales voyez-vous entre la pièce de Beaumarchais et l'opéra de Mozart?

Dans les récitatifs de l'opéra, Da Ponte - le librettiste de Mozart - reste très fidèle au texte de Beaumarchais. Il y a une urgence qui traverse toute cette pièce, un "tempo" général assez pressé. C'est surtout dans les airs et les ensembles que l'opéra semble donner aux protagonistes le temps de réfléchir, ou de s'abandonner à leur désir. Cela donne à l'opéra un aspect plus "philosophique".

On dit souvent que la charge politique est moins présente dans l'opéra que chez Beaumarchais...

C'est également ce que je pensais lorsque j'ai commencé à travailler sur l'opéra. Mais lorsqu'on s'intéresse de près aux personnages et aux situations qu'ils vivent, on s'aperçoit vite que la condition sociale est vraiment à la base de toute l'histoire et que la mise en scène doit prendre une position claire à ce propos.

Voyez-vous "Le Nozze di Figaro" comme un opéra "révolutionnaire"?

C'est une affirmation à tempérer quelque peu. Je crois que Figaro n'éprouverait aucune velléité révolutionnaire si celle-ci ne lui était pas dictée par le sentiment de jalousie qu'il développe face aux manigances du comte. Dans "Le Barbier de Séville", il soutient à fond tous les projets libertins d'Almaviva et ne se rebiffe, dans "Les Noces", que parce qu'il se sent lui-même menacé. A Salzbourg, Mozart lui-même ne s'est-il pas révolté contre l'archevêque Colloredo parce qu'il sentait sa propre liberté brimée? Ceci dit, nombre de ses lettres nous le montrent très attentif à la société qui l'entoure...

Le comte Almaviva n'est d'ailleurs pas présenté comme un personnage fondamentalement antipathique...

Mozart éprouve toujours de la sympathie pour les personnages qu'il met en scène. En ce qui concerne Almaviva, il faut bien se garder de commencer à le juger avec une "morale" qui serait l'héritière de celle du XIXe siècle! Il est un peu fou, il traverse des situations où il se montre sous un jour franchement désagréable, il est libertin, il se ridiculise, nous prouvant que l'intelligence n'est pas d'un grand secours quand on est amoureux... (rires). En un mot, il est profondément "humain"!

Notre époque n'aurait-elle pas tendance à éprouver pour lui une "compréhension" très proche de celle du XVIIIe siècle?

Il y a dans les "Noces" une séduction, un érotisme assez proche de Marivaux, pour lequel nous éprouvons assurément une grande sympathie aujourd'hui. Le désir a repris ses droits, face aux rigueurs d'une morale dont l'austérité ne parvient plus à convaincre. Je vous avoue qu'à certains moments, pendant les répétitions, nous n'avons pas pu nous empêcher de comparer les frasques du comte Almaviva à celles de Bill Clinton (rires). Cela ne signifie pas que nous allons monter "Les Noces de Figaro" en costumes du XX e siècle, mais plutôt selon une image qui est la mienne, constituée d'éléments empruntés tant au XVIII e siècle qu'au nôtre.

Où est la place de la mélancolie, dans tout cela?

Elle est aussi essentielle, dans cet opéra. A un moment ou l'autre, chaque personnage est amené à se rendre compte qu'il a déjà perdu quelque chose. Même la toute jeune Barberina chante "l'ho perduta"... elle parle d'une épingle égarée, mais cela symbolise aussi quelque chose de plus profond, la perte de la paix qu'on n'a pu connaître que pendant l'enfance, avant que commence à se développer la conscience du temps qui passe... C'est la disparition d'un état d'"insouciance" que Mozart a lui-même expérimentée très tôt, ayant été aux prises avec les responsabilités du professionnalisme dès l'âge de quatre ans. C'est peut-être pour cela que la nostalgie est si souvent voisine du sourire dans sa musique...

La comtesse n'est-elle pas le personnage qui porte le plus le poids de cette nostalgie dans l'opéra?

Elle est sans doute la seule à le faire d'une manière très consciente. Mais Almaviva lui-même y viendra, d'une manière très cahoteuse: quand, à la fin de l' uvre, il chante cet émouvant "Contessa, perdone", il le fait sous l'effet de la révélation de celui qui vient de s'apercevoir dans un miroir pour la première fois. Ce pardon qu'accordera la comtesse répond au désir de retrouver une harmonie perdue, de renouer avec un amour qui est authentique et réciproque (même s'il a été malmené).

Le rythme de la musique agit-il comme une contrainte sur votre liberté d'homme de théâtre?

Je trouve au contraire que la partition (dans le cas de Mozart surtout) est une obligation qui me donne des ailes! Travailler dans le sens de la partition me donne un immense sentiment de liberté et j'ai déjà remarqué, au théâtre, que je ne me sens pas à l'aise avec les textes qui me semblent manquer de rythme. Mais, par contre, quel bonheur que de mettre en scène Beaumarchais, Marivaux, ou Racine: j'aime alors jouer avec le rythme (extraordinaire) qui est celui du texte même. Et, une fois encore, le livret et la musique des "Noces" constituent à ce titre un régal constant.

MICHÈLE FRICHE


Vaduva ou le sourire de la détermination

Tout est sourire et douceur chez Léontina Vaduva, qui se glisse aujourd'hui dans les habits de Suzanne, et chacune de ses phrases pétille dans un français parfait. Elle est loin la Roumanie natale qu'elle a quittée dix ans plus tôt en posant ses valises au Capitole de Toulouse pour "Manon". D'asile politique en naturalisation et mariage avec un éleveur de chevaux normand, la jeune soprano dit s'identifier aujourd'hui avec la musique française, peut-être plus qu'avec l'italienne, elle, l'une des plus belles Mimi et Traviata de sa génération tout autant que Mireille, Juliette ou Micaëla .

Vivre dans un pays, s'est s'imprégner de la culture, de la psychologie de ses habitants. Cela forme un tout qui se co nstruit en nous. Je goûte aujourd'hui tellement mieux le sens des textes français que je chante!

Quant à interpréter Mozart... la joie de Vaduva ne se dissimule pas!

Le seul rôle mozartien que j'aie chanté, c'était justement Suzanne, à Toulouse. Je ne sais pourquoi, les théâtres ne me le proposaient pas. Il y a tellement de bonnes Suzanne. Et puis, pendant l'enregistrement de "La bohème", avec Pappano, nous en avons discuté ... Et voilà, le bonheur! Avec lui et Christof Loy, on dissèque le moindre mot, comme au théâtre. J'ai plongé bien plus en profondeur dans un personnage que je ne soupçonnais pas. Le résultat est d'une grande fluidité, tout s'enchaîne et coule comme un ruisseau à travers l'opéra en déversant tous ces petits bijoux que sont les airs, les récitatifs, les ensembles.... Le maestro n'insiste pas sur les ornements. Au chanteur de sentir le besoin de les faire ou pas, et cela n'a rien d'une rhétorique formelle.

Léontina Vaduva a la réputation, non usurpée, d'une bûcheuse scrupuleuse qui médite longuement ses rôles.

Je suis à l'écoute et j'accepte facilement les corrections. Si je ne suis pas a priori d'accord - et j'étais d'ailleurs un peu choquée par certaines choses que proposait le metteur en scène -, il me semble plus important d'essayer de comprendre la démarche de l'autre pour mieux se glisser ensuite dans sa conception. La remise en question de nos certitudes est primordiale, et la disponibilité est, me semble-t-il, une aptitude au bonheur. On peut "mémoriser" un rôle en deux semaines, mais on ne peut ainsi offrir au public sa vision d'un personnage distillé à travers soi. Au bout d'une année, on commence à voir clair et plus encore dix ans plus tard! Parce que le temps a agi, que d'autres expériences, humaines et musicales, ont nourri une construction perpétuelle.

Que le metteur en scène ait transposé l'action du XVIII e au XX e siècle ne la dérange pas si l'intelligence suit.

On change simplement de costume, mais l'essence reste la même. La nature humaine suit son cours avec de simples nuances. La vie d'aujourd'hui transpire de toutes les intrigues de ces "Noces", et Suzanne est un rôle vivant, déterminé, plus que les autres personnages que j'ai interprétés. Peut-être correspond-elle plus à mon caractère. Je suis d'une nature joyeuse, mais timide, et la scène me permet de m'épanouir.

Quand on lui parle de ces artistes qui se réfugient dans leur tour d'ivoire, Vaduva répond calmement en souriant que C'est de soi-même qu'il faut surtout se protéger. Toutes les contradictions, les inquiétudes qui existent en nous peuvent nous attaquer, et l'on montre alors de soi une image qui n'est pas réelle. Moi, j'ai besoin des gens, de leur regard sur mon travail. C'est avec les autres que je résous mes doutes, c'est pour cela que je fais ce métier.

MICHÈLE FRICHE


Témoin des "Noces", le 1er mai 1786

Le ténor irlandais Michael Kelly (1762-1826), chanteur du Burgtheater de Vienne dès 1783 et ami de Mozart, fut l'interprète de Basilio et de Don Curzio lors de la création des "Noces de Figaro", en mai 1786. Ces extraits de ses Mémoires (édités en 1826) restent un témoignage crédible du celui qu'il appelait "le grand petit homme".

C'était un homme remarquablement petit, très mince et pâle, avec une chevelure fine et abondante dont il était assez fier... Il était grand amateur de punch, breuvage dont je l'ai vu prendre des traits copieux. Il aimait aussi le billard, et avait chez lui une excellente table de billard. J'en ai fait avec lui quantité de parties, mais j'ai toujours fini second. ... Il y avait alors (en 1786) trois opéras en préparation, un de Righini, un de Salieri et un de Mozart spécialement commandé par l'empereur...

Ces trois pièces furent pratiquement prêtes pour représentation en même temps, et chaque compositeur revendiqua pour son opéra le droit d'être produit en premier. Cette rivalité suscita une belle discorde et des partis se formèrent. Mozart était susceptible telle la poudre et jura qu'il mettrait le feu à la partition de son opéra si celui-ci n'était pas monté en premier, son exigence était soutenue par un fort parti; au contraire, Righini travaillait comme une taupe dans l'obscurité pour obtenir la préséance. Le troisième candidat, maestro di cappella à la cour, habile et rusé, possédait ce que Balcon appelait une habilité tordue; de plus, ses revendications étaient appuyées par trois des principaux chanteurs qui formèrent une cabale difficile à contrecarrer... Sa Majesté mit un terme à cette vive dispute en publiant un décret en faveur des "Nozze di Figaro", de Mozart, lequel devait être mis aussitôt en répétition...

Je me rappelle la première répétition avec l'orchestre au complet: Mozart était sur la scène, portant une pelisse cramoisie et son tricorne orné de galon doré, pour indiquer le mouvement à l'orchestre. Benucci chanta l'air de Figaro "Non piu andrai, farfallone amoroso" avec une animation et une puissance extraordinaire. Je me tenais près de Mozart, qui répétait "sotto voce": Bravo! Bravo! Benucci!; et quand Benucci arriva au magnifique passage "Cherubino alla vittoria, alla gloria militar", qu'il lança d'une voix de stentor, l'effet en fut électrique, car tous les exécutants, sur la scène et dans l'orchestre, comme poussés par un même élan de plaisir, se mirent à clamer: Bravo bravo maestro; viva, viva grande Mozart! Je pensais que les membres de l'orchestre ne cesseraient jamais d'applaudir, en frappant leur pupitre avec leur archet. Le petit homme s'inclina à plusieurs reprises pour montrer qu'il acceptait ce témoignage d'une admiration enthousiaste.

M. F.