Forum Opéra
7 Octobre 2004

Niquet dirige la Médée de Charpentier

Poursuivi post-mortem par une réputation de science musicale froide et pontifiante, Charpentier semble profiter depuis quelques décennies d'un regain de faveur du monde musical, à défaut de toujours rencontrer celle du public. Eternel compositeur du sempiternel (et musicologiquement obsolète) lancement de l'Eurovision, légendaire souffre-douleur d'un Lully imbu de pouvoir, le compositeur a pourtant, au cours d'une longue carrière commencée en Italie, occupé de nombreux postes officiels (maître de musique auprès du futur Régent, responsable de la musique à la Sainte-Chapelle) comme il a en outre d'une certaine audience auprès des cénacles intellectuels (ainsi auprès de la famille de Guise). Aujourd'hui, à l'occasion du tricentenaire de sa mort, Charpentier semble finalement devoir être définitivement agrégé au quarteron des compositeurs qui ont fait le siècle musical de Louis XIV.

Oeuvre maudite, vouée dès sa création aux gémonies d'une certaine élite piquée de lullysme conquérant, Médée n'est pas des oeuvres qui s'apprivoisent facilement... Ainsi, à en juger par le tiers de líassistance ayant délaissé la salle à l'entracte, l'ouvrage nía pas aujourd'hui encore conquis son public. C'est d'ailleurs plus comme un trait de curiosité et d'éclectisme intellectuel que se conçoivent, pour beaucoup, des représentations comme celle que l'auditorium de Lyon, pour quelques heures paré des couleurs du festival d'Ambronay, a relevé le défi de monter.

Charpentier, pour la composition de Médée, s'est attaché à la double tâche apparemment paradoxale de respecter et de transgresser le modèle lullyste. La partition s'en trouve enrichie d'un discours dense, aux récitatifs touffus parcourus d'airs à l'orchestration à la fois délicate, fragile et d'un dramatisme fiévreux. Cette couleur fortement théâtrale, Niquet la respecte d'ailleurs avec talent, menant son orchestre d'une main à la fois ferme et suprêmement respectueuse des affects mis en place par Charpentier et son librettiste Thomas Corneille. D'une discursivité constante, la direction enlace scrupuleusement la phrase musicale, sculptant le son autour du mot, roi ici de la confrontation. Rugueux et un peu bousculé comme il l'est couramment, le Concert Spirituel aux prises parfois avec les conditions inhérentes au concert (quelques "pains" sont là pour nous rappeler que la trompette est naturelle) affirme néanmoins une belle cohérence autour de la conception de son chef, avec surtout des pupitres de bois (le hautbois d'Héloïse Gaillard n'y est certainement pas pour rien) somptueux et un continuo (trois clavecins, théorbes, guitares) qui scandent le drame avec une verdeur et une flamme superbement généreuse. C'est aussi que Niquet ne fait qu'un avec son orchestre au milieu duquel il se place, faune dansant et vivant la musique de tout son corps déployé aux moments clés de l'action. Cela donne une scène infernale du troisième acte qui glace le sang et fait surgir des images d'une noirceur stupéfiante.

Hélas, le chant n'est jamais véritablement au niveau de ce que l'on attend généralement d'une grande production festivalière. Chacun même reste un cran en deçà des exigences purement vocales de son rôle. C'est aussi que l'ampleur de la salle n'aide jamais la projection de voix au format réduit qui résonnent ici avec un manque d'ampleur dommageable, quand bien même l'incarnation dramatique reste chez tous d'une impeccable justesse et témoigne d'une compréhension très fine de chaque personnage. C'est particulièrement le cas chez le Créon de Renaud Delaigue, induré par une tessiture très grave, dont l'aigu "graillonne" de manière assez désagréable. C'est d'autant plus dommage que l'artiste mène sa ligne de chant avec talent, donnant à Créon la silhouette d'un potentat veule et resserré sur l'intérêt de sa couronne qui s'épanouit même à la fin du quatrième acte avec un organe soudain percutant et comme retrouvé. Le même problème afflige l'Oronte turpide et à l'hypocrisie poisseuse de Bertrand Chuberre, voix assez claire, malmenée par la dynamique et l'espace à emplir. Gaëlle Méchaly, Créuse "poids-plume", silhouette vive, objet du délit et figure enjôleuse, fait pourtant avec une projection très droite des prouesses en termes de musicalité. Très bien mené, le timbre vif-argent peut même s'animer d'une flamme pleine de mélancolie pour distiller, le temps d'une mort à peine susurrée, des prodiges de sensibilité. Sans doute sommes-nous là en face d'un monument d'artifices musicaux, mais la composition fonctionne très bien et l'artiste joue de ses apprêts avec art. Le Jason de François-Nicolas Geslot, idéal dans le registre de l'élégie (magnifiques duos avec Créuse), exposant une ligne modelée avec talent et une intonation solaire, souffre du défaut habituel des "hautes-contres" à la française. L'émission naturellement légère donne à ses affrontements avec Médée un impitoyable caractère petit-bourgeois, alors que le registre de l'imprécation l'amène de manière presque obligatoire à trouver refuge dans le cri. C'est finalement chez les comprimarii, au milieu de la cohorte des suivantes et des nations étrangères, que l'on trouvera de réelles satisfactions vocales (mention particulière à Hanna Bayodi, projection franche et Benoît Arnould, timbre chaud et projection martiale), avec une finesse polyphonique, une souplesse de la ligne qui font des ensembles du premier et du deuxième acte des moments musicaux d'une rare prégnance.

Le cas de Stéphanie d'Oustrac reste, enfin, à traiter à part. La voix est idéalement celle du rôle, celle d'un mezzo dont l'aigu peut se déployer de manière confortable. Son grain sombre, véritable soie vocale aux reflets moirés, d'un lyrisme éperdu, relève du miracle. La technique elle-même est d'une grande artiste : émission calibrée, gestion parfaite des registres sur tout l'ambitus. Hélas, cent fois hélas, Médée passe ici plus de temps à s'écouter qu'à participer au drame. Absolument magistrale dans le registre doloriste de la déploration (au troisième acte et surtout au cinquième lorsqu'il s'agit de consommer l'infanticide), filant des sons et des trilles qui sont des modèles du genre, la magicienne semble ne jamais devoir prendre les rênes du drame. Courte d'imprécation au moment d'invoquer les "noires filles du Styx" à l'acte 3, Médée manque ici du mordant, de l'ironie qui font habituellement le personnage. Et lorsque enfin d'Oustrac, délaçant le corset racinien qui emprisonne son incarnation, prend toute la mesure de la grandeur tragique de son rôle et anime un discours qui devient dès lors flamme vive, trois actes se sont déjà enfoncés dans la nuit de l'oubli.

Dès lors, partagée entre une troupe de chanteurs qui brossent une galerie de portraits très sensibles à défaut de posséder le format requis et une héroïne qui conjugue les défaut et qualité inverses, la production, soutenue par un orchestre chauffé à blanc, d'une expressivité poignante plus que réellement irréprochable, s'avère finalement comme une triste occasion manquée pour Charpentier.

Benoît BERGER

Auditorium de Lyon, le 05 Octobre 2004