LE SOIR Mercredi 10 mars 1999 (page 4) BIOGRAPHIE: José van Dam, Golaud enfin! Un rôle fétiche, prétexteidéal pour s'interroger sur le chant en français Incroyable mais vrai! José van Dam a beau avoir promené son Golaud à travers le monde, de Berlin à New York et de Paris à Lyon, il n'a jamais chanté ce rôle clef en Belgique. Il l'incarnera à partir du 19 mars à la Monnaie dans la reprise du "Pelléas et Mélisande" de Debussy mis en scène par Herbert Wernicke et dirigé par le compositeur anglais George Benjamin. Comment se fait-il que vous n'ayez jamais chanté Golaud à Bruxelles? En fait, il était prévu que je fasse la reprise de la production d'André Delvaux sous l'ère de Gérard Mortier, mais vous savez que le travail a été interrompu à la veille de la prégénérale. Vous incarnez au disque un Golaud indispensable sous la baguette de Herbert von Karajan. Vous a-t-il dirigé à la scène dans le rôle? Non. Il avait pourtant envie de monter l'oeuvre à son festival de Pâques, mais il avait peur que la partition ne passe pas chez un public germanique. En fait, cela n'a rien à voir avec le pays. Quand nous avons repris "Pelléas" à Paris dans la production de Bob Wilson, la direction de l'Opéra m'a confié que c'était la première fois qu'on remplissait le Palais Garnier avec un "Pelléas". A quoi attribuez-vous ce manque de succès? C'est une musique qui n'est pas facile. Un Wagner non plus, mais il dégage une puissance émotionnelle immédiate qui emporte l'adhésion. Rien de tel avec "Pelléas", qui, comme le "Wozzeck" de Berg, est un opéra qui s'apprécie au fil des réauditions. Alors si vous ne marchez pas au premier contact... Existe-t-il un problème de l'opéra français? D'une certaine façon, oui. Dès Lully, l'opéra français se réclame davantage de la déclamation que du chant. Puccini et Verdi génèrent une ligne de chant qui colle littéralement à l'orchestre. En français, il règne souvent une sorte de décalage. Le rôle de la prononciation en français est vital. En juin dernier, quand je répétais "Boris Godounov" à Toulouse, le coach russe m'a stupéfié quand elle m'a dit: Attention, vous articulez trop! Comparé à l'italien et à l'allemand, le français est sans doute la langue la plus difficile à chanter. Dans "Pelléas", vous n'avez jamais deux notes pour la même syllabe, un peu comme pour les récitatifs de Mozart. C'est une partition sans effets vocaux. Pas de glissandos sur un mot; les voyelles sont très pointues (le "a", le "u"). Le français est sans doute la langue où vous entendez le plus vite un accent étranger. J'ai vécu exactement la même impression quand nous avons repris le "Saint François d'Assise" de Messiaen à Salz- bourg l'année dernière. On dit parfois que l'articulation est obtenue aux dépens du volume. C'est une demi-vérité. L'essentiel en chant est de disposer d'une bonne technique. C'est l'appui du souffle sur le dia -phragme qui vous donne le bon legato. Sans cet appui, le maintien du legato ne s'obtient qu'au détriment de la diction. Ce n'est donc pas une contrainte obligatoire. Hélas! aujourd'hui, trop de chanteurs ne prennent pas le temps de travailler suffisamment leur voix avant d'affronter la carrière. Quand vous pensez qu'à Naples les castrats faisaient trois ans d'exercices avant de chanter la moindre partition. Aujourd'hui, la vitesse et l'argent guident un peu trop le choix des jeunes chanteurs. Au détriment de leur carrière future. Les chanteurs arrivent pourtant plus vieux dans la carrière que les instrumentistes? Et ils la terminent souvent plus tôt parce que, comme les souffleurs des cuivres, ils doivent dégager un effort physique qui peut devenir pénible avec l'âge. J'ai eu pour ma part la chance de commencer mes études de chant dès l'âge de 13 ans, de sorte qu'à 18 ans je quittais le Conservatoire, à un âge où la plupart des chanteurs y pénètrent. Et, à 20 ans, j'étais entré dans la carrière. Comment ressentez-vous le livret de "Pelléas"? Je n'ai jamais vu la pièce de Maeterlinck, mais je l'ai lue à haute voix. C'est une langue qui est un peu en dehors du temps, et je ne suis pas sûr qu'elle impressionnerait encore un auditoire moderne sans le support de la musique. Dans l'opéra de Debussy, la musique intensifie les émotions et exprime ce que le texte ne peut révéler. Je crois qu'il est presque impossible à quelqu'un qui connaît l'opéra de Debussy d'assister à la pièce de Maeterlinck. On parle parfois des résonances wagnériennes de "Pe lléas" qui passe pour être le plus français des opéras? Elles existent. Ce qui est certain, c'est que "Pelléas" exige des voix solides. Je garde pour ma part un souvenir inoubliable de mes Golaud de New York face à l'imposant Arkel de Jerôme Hines (NDLR: un des plus grands Wotan du Bayreuth d'après-guerre) . J'ai vécu des visions très diverses de l'opéra. Seule, celle du Met de New York reproduisait la convention d'un Moyen Age un peu naïf. Wilson a tout abstrait et nous a promenés dans une très belle forêt de symboles. Strosser, à Lyon, avait situé l'action dans le cadre d'un salon bourgeois sans souterrain et sans fontaine: la symbolique devait jouer à fond. Ce fut passionnant, mais peut-être un peu réducteur. Comment voyez-vous le personnage de Golaud? C'est un homme de pouvoir et de devoir, un peu rustre. Dans sa maison, il est un peu le seul à travailler: il va à la chasse et fait la guerre, ce qui, au Moyen Age, sont les occupation normales d'un seigneur. Autour de lui, personne ne s'affaire: Arkel est vieux, le père de Pelléas est mourant et Pelléas rêve. Quant à Yniold, ce n'est qu'un enfant, mais, dans l'optique de Golaud, peut-être guère plus que Pelléas et Mélisande. Il leur dit d'ailleurs: Vous n'êtes que des enfants. Ce qui reste fondamental dans cette histoire, c'est le problème de générations. Mélisande est une jeune fille de 17, 18 ans, et Golaud a 40 ans, ce qui, en ce temps-là, en fait un vieil homme. C'est là que se dresse la barrière qui le sépare de Mélisande. Bien sûr, à l'époque, il n'était guère anormal qu'un homme de 40 ans épouse une jeune fille, mais, ici, il y a Pelléas, et, avec lui, tout bascule. Golaud est-il un jaloux? Il est d'abord un homme fier, et son sens de l'honneur ne supporte pas qu'il soit trahi. Ce qui le touche le plus, c'est sans doute d'être trompé par son frère. Là, il ressent la trahison dans sa chair et tue Pelléas comme par réflexe. N'oublions pas que Golaud est un guerrier et qu'il se promène en permanence naturellement avec une arme. Son épée est devenue le prolongement naturel de son corps. C'est un "bon rustre", mais, se découvrant trompé, il est pris d'un accès subi de jalousie: je crois que, devant un tribunal, il bénéficierait de circons -tances atténuantes. Il y a d'ailleurs dans la pièce de Maeterlinck une scène que l'on gomme à tort à l'opéra: celle où Golaud tente de se suicider après avoir tué Pelléas. Je ne crois, par contre, pas qu'il soit un jaloux ténébreux. C'est un homme bon, mais un peu fruste, un guerrier impulsif. On aparfois envie de le comparer à un autre homme trompé de l'histoire de l'opéra, le roi Marke, de "Tristan". Nous ne sommes plus dans la même tranche d'âge. Pour moi, Marke est beaucoup plus proche d'Arkel. La gravité de leur timbre leur donne d'ailleurs une dimension extra-terrestre. Arkel dit d'ailleurs: Si j'étais Dieu, probablement parce qu'il se sent déjà fort proche de lui. Dans l'opéra de Debussy, Golaud est finalement peut-être le seul personnage réel. SERGE MARTIN Le "Pelléas et Mélisande" de Debussy est repris à la Monnaie les 16, 19, 23, 26 et 30 mars, à 20 heures; les 21 et 28 mars, à 15 heures. |