LE SOIR
Actualité culturelle
Samedi 19 décembre 1998 (page 13)

MUSIQUE Philippe Jordan dirige le "Turco in Italia" à la Monnaie
La soif d'apprendre du nouvel assistant de Barenboim
Philippe Jordan dirige à la Monnaie la reprise du "Turco" de Rossini, dans l'émoustillante production des Herrmann.

On l'avait déjà vu la saison passée dans "Don Pasquale", de Donizetti. A 24 ans, Philippe Jordan a derrière lui quatre ans de carrière, principalement à l'Opéra d'Ulm où il a rempli les fonctions d'assistant répétiteur, le pied à l'étrier irremplaçable d'une formation à l'allemande.

Avez-vous étudié la direction d'orchestre?

Pas vraiment. J'ai étudié quatre ans le piano et la théorie musicale et puis je suis parti pour Ulm: c'est dans un théâtre que vous apprenez les vraies exigences du métier. Vous en expérimentez toutes les facettes de la répétition des choeurs à la préparation de l'orchestre. En fait, on ne peut pas pratiquer la musique sans son instrument. Et l'orchestre est l'instrument du chef: vous devez donc avoir un orchestre sous la main pour apprendre votre métier. C'est ce qui rend irremplaçable l'expérience des petits théâtres allemands

Cette formation est-elle toujours compatible avec la nécessité de jouer très souvent?

Il faut distinguer les grandes maisons qui reprennent régulièrement leurs productions et les plus petites. A Ulm, on consacre six semaines de répétition à un nouvel ouvrage. On le joue ensuite plus de 25 fois au cours des six mois suivants de sorte que les assistants sont parfaitement préparés à prendre en main les rênes d'une représentation. C'est une école irremplaçable: pensez donc qu'en quatre ans j'ai dirigé 17 opéras et 8opérettes et comédies musicales

Vous êtes le fils d'un chef célèbre, Armin Jordan. Votre père a-t-il influencé votre carrière?

Je suis sûr qu'il m'a influencé, mais ce n'est pas de son chef. Quand ma décision a été prise, il m'a beaucoup aidé et nous discutons souvent ensemble, même si nous n'avons pas le même point de vue.

Quelles sont les vraies composantes du métier de chef?

Elles sont multiples. Il faut à la fois avoir des talents d'organisateur et de spécialiste de la gestion humaine. Il faut aussi une capacité à penser à plusieurs choses en même temps. En représentation, un chef doit anticiper la musique à venir, contrôler et corriger l'évolution du flux musical et diriger l'ins -tant présent avec une légère anticipation. Par-dessus tout, un chef doit savoir aller à l'essentiel

L'orchestre de Rossini et de Donizetti est-il aussi limité qu'on veut bien le dire?

C'est à la fois vrai et faux. Cette musique est peut-être simple, mais elle n'en est pas pour autant facile à diriger. L'orchestre dans l'opera buffa doit être un partenaire de l'action, il doit rester souple et relayer dans ses couleurs instrumentales la couleur des voix. On discute beaucoup de l'orchestre de Rossini. C'est vrai qu'il obéit à une mécanique implacable. Dès que vous avez indiqué le tempo de départ, tout semble s'enchaîner comme une horlogerie infernale. Encore faut-il, pour qu'elle ne reste pas banale, lui donner des couleurs, y oser des inflexions: il faut que le carrousel obéisse à une vie intérieure.

Vous venez de diriger "Christophe Colomb", de Milhaud, au Staatsoper de Berlin. Quel souvenir en gardez-vous?

Ce fut une réelle aventure. La représentation devait porter le poids de l'imagination du metteur en scène Peter Greenaway. Il y avait mille choses à réconcilier avec le plateau: des films, des pantomimes, les mouvements des choeurs. Sans parler du problème fondamental de l'orchestration de Milhaud. Habitué à écrire pour de petits ensembles, il traite l'orchestre symphonique comme un immense ensemble de chambre. Cette écriture destinée à des orchestres français peut donner des résultats terrifiants entre les mains d'un orchestre allemand. Il faut donc le faire jouer plus léger, adapter les attaques, affiner la pâte sonore. Ce fut un véritable travail d'éducation, mais les musiciens ont merveilleusement suivi.

Vous allez bientôt retrouver cet orchestre.

Oui puisque je deviens l'assistant de Daniel Barenboim au Staatsoper de Berlin. Je travaillerai sur quatre opéras: "Tann- haüser" et "Les noces de Figaro" cette année, "Tristan" et "Don Giovanni" l'an prochain. Avec Barenboim, il y a sûrement là de quoi remplir deux années!

D'autres projets?

"Cosi" à Genève et la reprise de "Hansel et Gretel" au Châtelet la saison prochaine et peut-être plus tard celle des "Noces" à Bruxelles

SERGE MARTIN