Le destin implacable d'une tragédie grecque Après " Le château de Barbe-Bleue " de Bartok en 1998, Anne Teresa De Keersmaeker revient à l'opéra par la grande porte, en signant la mise en scène de " I due Foscari " de Verdi à la Monnaie. Les décors et éclairages du spectacle seront signés par Jan Versweyveld, alors que les costumes seront réalisés par le styliste Olivier Theyskens. Verdi, selon toute vraisemblance, n'a pas grand-chose à voir avec Bartok. La plus grande différence, pour moi, réside sans aucun doute dans la présence des chœurs, nous confie Anne Teresa De Keersmaeker. Il y a parfois jusqu'à septante personnes sur scène, ce qui m'amène à penser un rapport à l'espace très différent de celui que j'imagine pour mes chorégraphies. Ce n'est pas tellement un travail du corps au niveau individuel qui m'intéresse ici, mais bien la mise en jeu d'une logique du temps et de l'espace. Et le style de chant est d'une virtuosité porteuse d'un potentiel dramatique très fort. Il ne faut pas craindre de montrer cette émotion, mais pour lui permettre d'exister, il faut aussi savoir la retenir, éviter la surcharge. " I due Foscari " n'est pas un long opéra, mais cela n'a pas empêché Kazushi Ono d'effectuer quelques coupures dans la partition, afin d'en resserrer encore l'action. Comme cela, on progresse en ligne droite, selon un tracé émotionnel très direct, jusqu'à ce que le cercle se referme à la fin. Kazushi dirige cette musique avec l'intensité d'un feu qui brûlerait sous la glace, dans un mélange étonnant de rigueur et d'intensité, exprimant une passion qui n'a pas besoin de fioritures. Si la tragédie est plus souvent intériorisée qu'exprimée avec emphase, il n'y a pas non plus de grande histoire d'amour qui incendierait le livret de ses feux. Lucrezia y exprime plus sa soif de justice, voire sa colère face à la situation. Elle s'y montre peut-être plus mère qu'amoureuse, c'est elle qui prend les choses en main, d'une certaine façon. Quant au doge de Venise, il est écartelé entre son rôle politique et son rôle de père, face à son impuissance à pouvoir changer la situation. Il est prisonnier d'un système clos, immobilisé par la peur de la dénonciation, pris dans une machine politique qui tourne sur elle-même pour s'autoprotéger… toutes choses dont la pertinence ne nous est pas étrangère aujourd'hui. Il y a quelque chose de la tragédie grecque dans cette œuvre : les cartes sont distribuées dès le début et tout progresse vers l'inévitable, les choses sont perdues d'avance. Tout cela contraste avec une musique qui dégage une force impressionnante, donc beaucoup d'espoir.· M.Dq. |
Opéra De Keersmaeker au Carnaval de Venise par Nicolas Blanmont La chorégraphe met en scène "I due Foscari", un Verdi de jeunesse peu joué. Après "Le château de Barbe-Bleue" en 1998, "I due Foscari" marque le retour d'Anne Teresa De Keersmaeker à l'opéra. A quinze jours de la première, la chorégraphe rencontrait la presse. Allait-elle, en ce 1er avril, arborer pour une fois un sourire, même timide? Pas vraiment: l'expression reste comme un effort ponctué de longs silences, et ATDK exigera même de relire les copies préalablement à leur publication. "Kazushi Ono et Bernard Foccroulle m'ont convaincue de l'intérêt de l'oeuvre. J'ai été impressionnée par la façon dont Kazushi m'a expliqué que les réticences habituelles, notamment quant au manque d'action dramatique, n'étaient pas fondées et qu'il y avait dans la musique un potentiel énorme. Aujourd'hui, après trois semaines de répétitions, je sais qu'il avait raison. C'est vrai que l'oeuvre est peu jouée, mais c'est aussi un avantage: les gens vont vraiment découvrir quelque chose, ce n'est pas un opéra trop "chargé"." Est-ce justement un choix délibéré de votre part de ne pas mettre en scène d'opéras trop "chargés"? Je n'ai plus ce genre de réticences, je me fous de ce que les autres ont pu faire d'une oeuvre. J'aborde l'opéra comme j'aborde la musique pour faire de la danse: je me l'approprie, j'essaie d'en faire mon histoire. Regardez "Les Noces" de Stravinsky, oeuvre chargée s'il en est, ce qui ne m'a pas empêché de l'utiliser. La seule musique avec laquelle j'aurais un problème serait sans doute "Le Sacre du Printemps": Pina Bausch en a fait une version tellement belle qu'on se demande si on peut faire mieux. Béjart aussi, d'ailleurs. En opéra, j'hésiterais peut-être à faire "Cosi fan tutte", à cause du souvenir que je garde de la production de Bondy et Hermann." Y a-t-il des opéras que vous ne voudriez pas mettre en scène? Parlons plutôt de tous ceux que j'aimerais monter. Je voudrais faire un Mozart, mais aussi "Pelléas et Mélisande" ou "Tristan et Isolde". En fait, tous les "hits" me tentent! Mais l'opéra n'est pas ma priorité: j'aime trop la danse pour m'en éloigner trop longtemps. Trisha Brown et vous: Bernard Foccroulle a plusieurs fois confié des mises en scène d'opéra à des chorégraphes. Quelle peut être la spécificité de leur apport? Cela peut sembler un peu cliché, mais nous avons sans doute une autre pensée par rapport au mouvement. Cela ne veut pas dire que cela doit tout le temps bouger, mais c'est une organisation de l'espace et du temps qui doit être autre. Le mouvement est souvent un problème dans l'opéra, parce que le temps du message est dilaté. Le mouvement est dans la musique, mais il faut le matérialiser. Quelle est pour vous la thématique centrale de "I due Foscari"? L'amour? Ce n'est pas une histoire d'amour, ou alors l'amour d'une ville - Venise - ce qui, par les temps qui courent, peut faire un peu peur. Non, le thème central c'est comment des gens en tant qu'individus peuvent être pris dans une structure de pouvoir oppressante où, au nom de la justice, le mensonge règne. Venise est par excellence une ville close où les manipulations sont une menace constante: on y craint toujours la dénonciation. Venise vit pour et par l'eau: c'est ce qui fait sa force, mais aussi ce qui la menace. Mais à travers Venise, le thème rejoint l'histoire de nombreux systèmes politiques. Faut-il en faire une lecture "féministe" où Lucrezia est le personnage moteur? Lucrezia est celle qui fonctionne le plus en ligne droite, elle agit comme une mère, elle prend les choses en main sans compromis. Le personnage le plus intéressant dramatiquement est le Doge : entre son rôle de père et son rôle de Doge, il est pris dans l'engrenage d'un système de pouvoir. Quant à Jacopo, il pose question: il y a un potentiel chez lui, il pourrait être un looser - et j'ai un faible pour les loosers - mais il n'y parvient même pas tout à fait.
Le sixième Verdi La nouvelle production de la Monnaie sera un événement à plus d'un titre. La notoriété de l'oeuvre est en effet inversement proportionnelle à celle de son metteur en scène. Créé à Rome en 1844 d'après une pièce de Byron, "I due Foscari" a pour cadre Venise en 1457. Il conte le dilemme du Doge Francesco Foscari, contraint de choisir entre devoir et sentiment face aux accusations de meurtre injustement formulées contre son fils Jacopo. Malgré les efforts de son épouse Lucrezia, Jacopo sera condamné à l'exil et mourra de désespoir avant la révélation de son innocence. Initialement pensé pour la Fenice de Venise, le sujet y fut refusé, l'image donnée de la justice et de nomenklatura vénitiennes n'étant pas des plus positives. On ne se souvient pas d'autres représentations de cet opéra - le sixième de Verdi - dans notre pays et, au disque, il est des plus rares: hormis des enregistrements pirates de Giulini et Serafin dans les années 50, la seule disponible est celle de Gardelli, parue chez Philips en 1977 et encore rééditée l'an dernier. Bruxelles, La Monnaie, les 15, 17, 19,22, 24 et 29 avril, les 1er et 3 mai à 20h; le 27 avril à 15h. Rens. : 070/233.939 © La Libre Belgique 2003 |