Salvatore Sciarrino

Macbeth
Trois actes sans nom

Salvatore SciarrinoLes premiers éléments de cette œuvre date de 1976, une époque où l’atmosphère dans le domaine de la musique contemporaine était traversée par des attitudes dogmatiques, dont l’une était le refus de reconnaître nos racines, notre visage. Beaucoup considéraient le fait de se confronter avec les grands thèmes et avec les chefs-d’œuvre de notre tradition comme la pire des trahisons.

Tradition artistique et culture n’impliquent pourtant pas un retour en arrière, mais la nécessité de vivre dans une perspective constamment renouvelée. Aujourd’hui, des tabous sont tombés et la situation s’est inversée. Cela veut dire pour le compositeur qu’il doit s’engager à combattre les dogmes contraires : une contamination et une accessibilité à

outrance qui nous épuisent.

Qu’entend-on par actes sans nom? Ce sont des actions scélérates, des assassinats d’une telle violence que ni l’esprit ni le cœur n’osent la formuler. Il est essentiel d’en garder un souvenir silencieux: cette vieille odeur de sang est toujours aux aguets. "Des cris et des gémissements montent que plus personne n’écoute ; et même la plus féroce douleur paraît un sentiment commun " écrivait Shakespeare. Qui peut croire que notre époque soit meilleure?

Trop souvent refoulé, le tragique est indispensable aujourd’hui pour nous tirer de l’indifférence. L’horreur est indissociable de la vie quotidienne et nous devons réveiller notre conscience sociale si nous ne voulons pas être asphyxiés. C’est en cela que le théâtre peut devenir un engagement.

Par sa magie, le public ne fait plus qu’un. Rien ne construit ou ne réveille comme un théâtre de la nouveauté. Ce Macbeth est une élaboration épurée de la tragédie de Shakespeare, avec quelques emprunts à d’autres auteurs*. Le découpage dramaturgique est constitué de scènes qui se répondent et s’opposent sur plusieurs plans -par exemple les scènes rituelles de transmission du pouvoir, immédiatement revécues, crûment, sous forme de représentation d’un homicide.

L’arc symétrique entre le premier et le troisième acte suggère un flux récurrent d’événements, où seuls les noms changent. Duncan, Macbeth, Macduff, maillons d’une chaîne sans fin.

Nous ne savons pas comment Duncan a régné ; pas plus que nous ne savons comment Macduff gouvernera. Mais nous pénétrons dans l’âme de Macbeth. D’abord, ses accès de mélancolie: aucun personnage n’a perçu mieux que lui la vanité de l’existence. J’ai voulu glisser vers un langage de gangster.

Dit par lui, un mot gentil fera frissonner : combien le tyran a-t-il éteint de petites flammes, et combien en a-t-il éteint précédemment, en héros, sur un champ de bataille?

On ne peut pas oublier qu’une partie de l'attraction et de l'énigme que constitue Macbeth vient de son héroïsme dégénéré, héroïsme d’homme qui a goûté sur le champ de bataille l’ivresse du carnage, et qui la vomit pendant tout le reste de sa vie. La solitude de Macbeth n’ajoute aucun élément purement biographique et dynastique, mais elle concrétise sa stérilité et son absence de projet ; Macbeth veut les emblèmes du pouvoir, sans l’exercer de façon responsable et sans en être digne. Les manifestations du surnaturel ne font donc qu’exciter les images de son avidité ; lorsqu’il croit sonder l’inconnu, c’est nous qui pénétrons son esprit au moment où il se décide à tuer. Les sorcières sont des voix séduisantes, promptes à offrir les faciles certitudes auxquelles aspirent ceux que le doute tenaille.

Dans cet opéra, on ne parle d’aucun mort ni d’aucun massacre en particulier : mais on y trouve tous les morts, tous les massacres sur lesquels repose l’humanité. Quand il devient une fin en soi, le mécanisme du pouvoir broie toujours des vies humaines. Banquo meurt assassiné dans une forêt, qui s’animera plus tard. Des générations de victimes viennent

reprendre Macbeth. Le délire ne cesse de croître et de multiplier, le sang devient un océan.

Macbeth et son indissociable reine ne forment qu’un seul être, dont nous voyons séparément l’autorité vide et le courage. Nous ne savons pas quand leurs esprits pétrifiés se brisent. Peut-être étaient-ils fous dès le début, peut-être l’hébétude est-elle leur salut. Le sentiment de faute qui finira par les écraser les rapproche de nous, spectateurs muets.

La concentration des seconds rôles module, et définira ultérieurement, la dramaturgie de l’ensemble, si bien que Macbeth ne se sépare jamais de ses fantômes. Il s’ensuit des moments d’ironie, aussi inattendus que parfaitement nécessaires à la tragédie. Le serviteur par exemple, voix et apparence de Banquo, qui imite Macbeth : tous les deux affichent des attitudes qui ne peuvent être que le fruit d’une monstrueuse et épuisante vie en commun.

Il reste à évoquer la scène des apparitions. Que voit Macbeth quand les spectres de ses victimes apparaissent ? Voici que les ombres du mélodrame prennent corps à nos oreilles. Entre les festins et les banquets, décor habituel des fantômes et des complots, fleurissent certains points essentiels de notre pensée. Et dans le délire de Macbeth, Banquo devient Apollon, emblème des poètes et des musiciens. Alors Mozart et Verdi surgissent de leurs tombeaux. Mis en pièces, souillés, les pères qu’aujourd’hui nous osons, nous devons défier, s’avancent vers nous. Qui d’entre nous a le courage de s’effacer pour s’identifier à Macbeth, si peu que ce soit?

Des voix de solistes s’élèvent, à la fois reflet et soutien des chanteurs. Elles sont nichées dans les deux groupes instrumentaux, dont l’éloignement crée une constante oscillation de la musique entre proche et lointain, un dégradé de reflets pour la peur, l’atmosphère nocturne et l’ubiquité acoustique dans laquelle respirent les hallucinations du rêve et l'hallucination du réel.

(*) Hegel, Eleusis, poème ; la Bible ; Bonaventura Somma, livret du Bal masqué/Verdi.

Traduction de Chantal Moiroud