Surprise, surprise Tout est relatif. Après avoir assisté au Don Giovanni proposé par l’Opéra de Paris en ce moment, on devient beaucoup plus indulgent. Ainsi finalement, Siegfried au Châtelet prend contre toute attente l’allure d’une bonne surprise (rappelons qu’après les promesses de Das Rheingold, Die Walküre, nous avait laissé sur notre faim). Non que la mise en scène de Bob Wilson se soit finalement animée ou, mieux, qu’elle ait trouvé un sens. Mais au-delà de ses manies, elle a au moins le mérite de conférer une certaine intemporalité au mythe tout en respectant les grandes lignes du livret. Et puis la deuxième journée de La Tétralogie se prête moins à l’analyse et l’interprétation que les précédents volets. L’histoire avance à grand pas vers son crépuscule flamboyant ; tout au long de ses cinq heures et demie, on se laisse emporter par la force du récit. Bob Wilson se révèle d’ailleurs aussi bon narrateur qu’un autre. Les principaux éléments épiques sont représentés, l’épée, la forge, le dragon, la lance brisée, et éclairés, magnifiquement comme à l’habitude. L’orchestre de Paris et Christophe Eschenbach font aussi meilleur ménage. Les pupitres retrouvent un équilibre, les cuivres de la tenue. Le chef maintient la bride, évite les débordements de volume et parvient parfois à emporter l’auditeur dans la tourmente : le lyrisme orageux du prélude du troisième acte, par exemple, plus que l’exaltation rythmique de la scène de la forge. La distribution, elle-même, appelle moins de réserves. Passées les premières désillusions, celles d’un Wotan hirsute et d’une Brünnhilde massive dans Die Walküre, on revoit ses exigences à la baisse et on s’accommode tant bien que mal des borborygmes de Jukka Raisilainen, du large vibrato et de l’aigu épointé de Linda Watson. On apprécie même les belles nuances que la soprano apporte au " Ewig war ich " dans la scène finale. D’autant plus que son partenaire, Jon Fredric West, accuse à ce moment le coup et force son chant afin de surmonter cette ultime épreuve. Il est plus facile d’occire un dragon que de triompher des pudeurs de la Walkyrie ; Wagner se montre impitoyable en imposant ce duo immense à la fin d’une oeuvre déjà gigantesque. Le ténor, auparavant, n’aura peut-être pas incarné cet invincible héros que réclament les pélerins de la Colline inspirée mais il sera parvenu à imposer sans faillir une certaine vaillance, forgée à partir des sonorités mates du timbre, monolithique mais efficace. Plus que le défaut d’intériorité et surtout de juvénilité - Siegfried est un sale gosse après tout, c’est en franchissant le brasier qu’il devient homme - il trouve ses limites dans la gestuelle que lui impose la mise en scène. Au contraire, Volker Vogel s’en approprie les mouvements compulsifs et, par son jeu, s’intégre parfaitement à l’univers de Bob Wilson. Il n’est pas besoin de comprendre l’allemand pour apprécier la clarté de la prononciation, la couleur verdâtre avec laquelle il teinte chacune de ses interventions, les circonvolutions reptiliennes du corps et de la voix. Dans ce contexte, il campe un Mime idéal. Et puis aussi, dans des interventions plus courtes mais non moins périlleuses, les autres blocs essentiels et méritants du monument : Kurt Rydl, sombre Fafner, l’Erda rêveuse de Qiu Lin Zhang, le retour de Sergei Leiferkus, Alberich charbonneux et maléfique. Alors oui, au final, la salle laisse éclater son enthousiasme car ce n’est peut-être pas le Walhalla mais c’est tout de même un morceau de Tétralogie. Format vocal et scénique obligent, ils ne sont pas si nombreux, à Paris ou ailleurs, pour qu’on boude son plaisir. Christophe Rizoud |
altamusica.com Théâtre du Châtelet (Paris), le 26/01/2006 CRITIQUES DE CONCERTS Création à Paris du Siegfried de Wagner mis en scène par Bob Wilson et sous la direction de Christoph Eschenbach au Théâtre du Châtelet. Entamé à l’automne dernier, le Ring du Châtelet reprend son cours après une interruption de presque un trimestre. Cette fois, entre une distribution relativement solide, une concentration nettement supérieure en fosse et les images toujours aussi envoûtantes de Robert Wilson, un certain rythme de croisière semble atteint avec ce Siegfried d’emblée d’un tout autre niveau. par Yannick MILLON Faut-il y voir un signe de maturation ? Ce troisième volet du Ring du Châtelet apparaît en tout cas nettement supérieur aux deux premiers. La réalisation scénique de Wilson retrouve le visuel magique de l’Or du Rhin, jusqu’à convaincre plus encore. On aura rarement vu deuxième acte aussi concentré, resserré dans sa dramaturgie, de l’inoubliable lever de rideau sur une forêt nocturne d’arbres mouvants aux apparitions chorégraphiées de l’oiseau, en passant par un épisode du dragon de ceux dont se délecte tout effrayé l’imaginaire de l’enfance. De plus, la direction d’acteurs se fait étonnament mobile, caractérisant au mieux le nain Mime, tantôt sournois et inquiétant, tantôt amusant et ridicule – les traversées de scène à cloche-pied, affolées, pendant les réponses du Wanderer. Mais Wilson, à l’instar de Chéreau, semble concevoir un Siegfried anti-héros, grand benêt qui débarque en territoire fafnérien en slalomant entre les arbres, comme télécommandé, privé de libre arbitre. Comme toujours chez l’Américain, un travail scénique admirable d’économie, de stylisation, qui tend seulement à s’essouffler une fois la barrière de feu franchie au III. À l’heure où aucune typologie vocale n’est plus sinistrée que la voix de ténor wagnérien, le Siegfried de Jon Frederic West s’avère un premier choix. Voix virile, incroyablement puissante, qui tient parfaitement la distance et assure au mieux la zone de passage d’un rôle écrasant. Et tant pis pour la mezza-voce, car toutes les notes sont là, chantées d’égale émission, ce qui est déjà un luxe en soi. L’autre luxe, c’est le Mime glapissant, au timbre acéré, au parfait mélange de chanté et d’imprécations quasi-parlées de Volker Vogel, admirable diseur, admirable comédien, ne sombrant jamais dans l’histrionisme ; c’est aussi le Fafner XL de Kurt Rydl, grave abyssal et vibrato Paris-Bayreuth. Modeste en comparaison, la Brünnhilde de Linda Watson se démarque plus par son fréquent recours à la nuance piano, son chant sfumato, évaporé, à même de prodiguer de beaux moments – Heilig schied sie aus Walhall ! – que par une vaillance limitée – un duo terminal court de souffle, soldé par un contre-ut étranglé. On ne reviendra pas sur les insuffisances du Wotan de Jukka Rasilainen, qui, sans doute porté par un entourage plus stable, retrouve en début de soirée un semblant de tenue, explicable aussi par la tessiture moins basse du Wanderer. On n’en dira pas autant de l’Erda sans rayonnement, engoncée dans son grave, de Qiu Lin Zhang, alors que l’Alberich de Sergei Leiferkus, exotique de couleur comme de diction, demeure un modèle d’incarnation fielleuse et de sûreté d’aigu. Après la fébrilité de la Walkyrie, la direction de Christoph Eschenbach gagne en souplesse, en fluidité narrative – motif du Wanderer, Murmures de la forêt. Reste une sensible chute de tension au III qu’on espère passagère – prélude agité mais sans ce tellurisme qui fait les grandes directions wagnériennes ; scène d’Erda en mal de souffle prophétique. Car l’Orchestre de Paris se montre sous son meilleur jour, qui parvient à éclairer la matière wagnérienne de ses cordes ductiles, de ses vents miroitants – le solo de cor sans faille d’André Cazalet, la précision des interventions du tuba de Stéphane Labeyrie. Abouti au niveau scénique, estimable au niveau musical, ce Siegfried reste pour l’heure et de loin le meilleur maillon du cycle du Châtelet. En espérant un Crépuscule de la même eau… |
Un premier acte de rêve Entamés cet automne avec L’Or du Rhin puis La Walkyrie, les quatre cycles complets de L’Anneau du Nibelung coproduit avec l’Opéra de Zurich reprennent leur cours au Châtelet cet hiver, avant les deux autres cycles qui seront donnés ce printemps. Les espérances étaient-elles trop grandes? Les deux premiers volets avaient en tout cas suscité une relative déception, scénique et surtout vocale, et comme la logique voulait que la conception aussi bien que l’essentiel de la distribution ne fussent pas fondamentalement modifiées, l’on abordait donc Siegfried (1869) un peu à reculons… comme le Wanderer de Robert Wilson. Mais le premier acte a d’emblée apporté un étincelant démenti à tout ce qui avait pu refréner l’enthousiasme dans les deux opéras précédents. Autour du personnage de Mime, incarné à la perfection, tant musicalement que dramatiquement, par Volker Vogel, la direction d’acteurs de Robert Wilson, sortant de ses habituels mouvements lents et géométriques, se révèle en effet d’une inventivité imprévue et en même temps d’une plus grande exigence pour les chanteurs: Mime, pour les francophones, n’aura jamais aussi bien mérité son nom, tant cette approche lui impose des attitudes et des expressions sans cesse changeantes. Mais tous ne se plient pas à l’exercice avec autant de succès ou de bonne volonté: si l’on sent ainsi Volker Vogel parfaitement convaincu (et, de ce fait, parfaitement convaincant) par la nécessité de cette contrainte, Jon Fredric West (Siegfried), quand il ne s’en abstrait pas, s’y coule visiblement avec peine. Côté décors et accessoires, le dépouillement reste bien entendu de mise, mais d’épais montants et une enclume suggèrent la forge, tandis que ne manquent à l’appel ni le marteau (même si c’est un percussionniste qui en assure le bruitage dans la fosse), ni le glaive, ni la lance, ni la fiole de poison. Quant aux lumières projetées en fond de scène ou aux faisceaux éclairant les protagonistes, réglés par Wilson lui-même avec Kenneth Schutz, ils continuent à tenir une place capitale dans le dispositif, collant de près à la partition. Les costumes de Frida Parmeggiani suggèrent toujours un orient théâtral qui s’accorde à l’épure globale. Bien que conservant des tempi globalement lents, Christoph Eschenbach soutient efficacement l’action et parvient à éviter les "tunnels". Malgré quelques soucis de mise en place, il œuvre en finesse, même s’il n’hésite pas ici ou là à faire sonner généreusement l’orchestre. Mais les trois voix réunies sur le plateau sont de force à résister, qu’il s’agisse, comme on l’a vu, de Mime, mais aussi de Siegfried – qui démontre, au-delà d’une belle puissance, une véritable sensibilité – et du Wanderer. Car paradoxalement, en dieu affaibli parcourant le monde, Jukka Rasilainen, très en retrait à l’automne en Wotan, paraît ici métamorphosé, ayant gagné en autorité, en justesse et en rondeur. Après ce premier acte de rêve, le deuxième marque un léger recul. Le décor – des troncs d’arbres qui, par moments, se déplacent – demeure certes opulent au regard des standards wilsoniens. L’on retrouve certes l’Alberich impressionnant et atypique de Sergei Leiferkus et l’on découvre certes l’excellent Fafner de Kurt Rydl, bénéficiant d’une amplification caverneuse, tandis que Natalie Karl prête sa voix de façon tout à fait satisfaisante à l’Oiseau de la forêt. Et l’orchestre se montre certes à nouveau sous son meilleur jour, à commencer par André Cazalet, qui réussit impeccablement son redoutable solo de cor. Mais Rasilainen devient plus irrégulier, multipliant les ports de voix hasardeux, tandis que les idées de mise en scène alternent le meilleur – Wotan apparaissant à l’arrière-plan pendant les "murmures de la forêt" – et le bizarre – un jeune garçon en tutu évoquant Arno Breker ou Balthus, qui, portant des branchages, traverse le plateau à chacune des interventions de l’Oiseau – sans parler d’un dragon très "Nouvel An chinois", avec ampoules électriques et bouffées de fumée. Le troisième acte finit de nous ramener aux incertitudes des deux premières étapes de cette Tétralogie. Fort logiquement, le plan incliné au sol craquelé et les trois rampes à gaz du troisième acte de La Walkyrie sont de retour, de même que l’Erda au timbre capiteux et au large vibrato de Qiu Lin Zhang. Surtout, la fatigue finit par atteindre Jon Fredric West – en tout état de cause, c’est Nikolaj Andrek Schukoff qui tiendra le rôle dans Le Crépuscule des dieux. Linda Watson, un peu plus solide que dans La Walkyrie, s’en tient à une prudence qui se traduit par une Brünnhilde plus appliquée que rayonnante, pouvant difficilement rivaliser avec son partenaire. Il est vrai que la lenteur des déplacements et la raideur de la gestuelle auxquelles ils doivent se soumettre n’encouragent pas la spontanéité et les effusions qu’appellent tant le texte que la musique. La somnolence gagne également la direction d’Eschenbach, retombant dans certains des travers qui avaient marqué le début de ce Ring, que ce soit une tendance à l’emphase ou une difficulté à animer le discours. Les réactions de la salle ajoutent un soupçon d’amertume sur une soirée pourtant si bien commencé: un spectateur résume finement le dernier tableau à l’attention de sa voisine ("Michou et Maïté", se référant au manteau bleu de Siegfried et à la corpulence de Brünnhilde); un tiers du parterre se lève dès le tomber du rideau, refusant le respect le plus élémentaire dû à la réalisation de ces quatre heures de spectacle; quelques huées accueillent Eschenbach, plus nourries lorsque Wilson se joint aux saluts, entouré de ses collaborateurs. On se demande quand même qui peut encore prétendre être surpris par les choix de l’Américain… Simon Corley |
Opéra/Classique: Siegfried et Le Crépuscule des Dieux Par Caroline Alexander Suite et fin de la Tétralogie de Richard Wagner lancée en octobre 2005 au Théâtre du Châtelet de Paris. La formule dans les habits de lumière de Robert Wilson reste évidemment la même : abstraction, minimalisme, contre-jours, ombres chinoises, costumes japonisants en géométrie invariable et gestuelle figée dans des poses empruntées pêle-mêle aux bas reliefs égyptiens et au monde des samouraïs. Il ne reste à ceux qui restent insensibles au chic des images qu’à se réhabituer et se laisser aller. Entre ennui et fascination. Trouver un Siegfried plausible Le problème de ces deux dernières journées de la saga de L’Anneau des Nibelungen est de trouver un Siegfried plausible. Tant au niveau de la voix que de la présence. Autant chercher un cil égaré dans la barbe du Père Noël. Au Châtelet, on en propose deux pour le prix d’un : un premier pour le rôle titre de Siegfried, un deuxième pour le même personnage dans Le Crépuscule des Dieux Hélas ni l’un ni l’autre ne réussit à se mesurer au héros. Jon Frederic West pour Siegfried a de la voix mais aucune présence, Nikolai Schukoff pour Götterdämmerung a le physique ad hoc mais pas la voix... L’épée Notung qui rend invincible Mais qui est-il ce héros sans peur et sans reproche auquel une certaine Allemagne rêvait de s’identifier dans les années 30 et 40 du vingtième siècle ? Résumé rapide de quelques éléments des chapitres précédents : il est né des étreintes incestueuses de Siegmund et Sieglinde, jumeaux issus d’une femme ordinaire et d’un dieu, Wotan, qui les abandonne à leur naissance. Siegmund réussit à arracher au frêne sacré l’épée Notung qui rend invincible, que Wotan y avait fichée. Courses-poursuite. Wotan traque les amants en fuite, brise l’épée et fait assassiner Siegmund par l’époux jaloux de Sieglinde. Avant de mourir à son tour, celle-ci s’enfuit avec son enfant. Brünnhilde, la Walkyrie préférée de Wotan, sauve le marmot contre l’avis du dieu et le façonne pour en faire un être d’exception. Mal lui en prend : Wotan la déchoit de sa qualité de guerrière céleste, la condamne à l’exil sur un rocher entouré de flammes. Seul un héros capable de les franchir la sortira du sortilège et en fera une femme. Une histoire qui ne demande qu’à être racontée Bébé Siegfried est élevé par Mime, frère d’Alberich, le voleur de l’or du Rhin, subtilisé par le géant Fafner et gardé par un dragon. Mime a eu vent des pouvoirs du gamin et ne s’occupe de lui que dans le but de récupérer le magot et l’anneau qui doit rendre son possesseur maître du monde. Siegfried est donc tout simplement un petit garçon qui n’a peur de rien mais qui rêve de se faire peur, comme tous les petits garçons. A part ça il est vierge de toute connaissance, jeune adulte resté aussi naïf qu’au jour de son premier vagissement. Dans un monde plus réel, il passerait pour l’idiot du village. Dans celui des Eddas de la saga scandinave adopté et adapté par Wagner, il va suivre son destin, tuer le dragon, s’approprier l’anneau et le heaume magique qui rend invisible, tuer Mime dont un oiseau lui a confié les intentions et libérer Brünnhilde sur son rocher... C’est un conte, une fable, une histoire qui ne demande qu’à être racontée. Wilson se fiche pas mal de l’anecdote. Il met en allégories abstraites des états d’âme et, en gestes saccadés, les instants musicaux. Parfois ça tombe bien (les scènes de la forêt du deuxième acte avec les interventions du réjouissant dragon à tête de robot), parfois c’est en totale contradiction avec la situation, le texte et la musique. Le troisième acte de Siegfried s’en trouve carrément torpillé : une pierre tombale posée en diagonale fait office de rocher, l’espace est vide, les lumières polaires. Alors que les amants découvrent la puissance et l’érotisme de l’amour et qu’ils se le clament à pleine bouche - " tes flammes brûlent dans ma peau, fais en taire l’ardeur écumante " ; " je suis tienne, mon regard te dévore, mon bras te serre... " - Wilson les fige dans des poses amidonnées se tournant le dos à chaque bout de la scène. Résultat, Siegfried, troisième journée de la Tétralogie s’achève lestée du plomb d’un poison mortel : l’ennui. Voici enfin Le Crépuscule des Dieux, six heures et trente minutes de spectacle (entractes compris), un marathon où, par chance, à l’exception du prologue, il se passe plein de choses. Siegfried en selle pour de nouveaux exploits, sa rencontre avec Gunther, Gutrune et le perfide Hagen qui lui fait boire un philtre d’oubli, son mariage manipulé avec Gutrune et celui forcé de Brünnhilde avec Gunther... Les jeux de dupe et de magie, l’anneau qui passe de main en main, le dépit de Brünnhilde qui dévoile le point faible du héros, la mémoire qui lui revient, sa mort martelée par cette marche célèbre (que Wilson accompagne d’images superbes), puis la mort de son aimée dans les flammes qui dévorent le Walhalla alors que les filles du Rhin enfin récupèrent leur bien. Réunir un casting à l’échelle Le système Wilson se poursuit avec les plus beaux éclairages qu’on puisse rêver mais la question persiste : cela suffit-il ? Avec une distribution idéale et un orchestre moulé dans le wagnérisme comme dans un gant, l’ensemble pourrait se contenter de flatter le regard. On en est loin. Parce que tout simplement il est aujourd’hui quasi impossible de réunir un casting à l’échelle. Qui pourrait de fait ces jours-ci rendre crédible le personnage de Siegfried qui doit tenir le devant de la scène des heures durant et couler dans sa voix autant de force que de lumière ? Jon Frederic West, premier Siegfried, a du coffre et du souffle mais pas une once de charme. Sa lourde silhouette refuse de se plier aux chorégraphies wilsonniennes. Visiblement il s’ennuie ferme. Nikolaï Schukoff qui lui succède dans Le Crépuscule arbore en revanche un physique qui se prête parfaitement à la gestuelle distante de Wilson. Mais la voix est blanche, la respiration courte. C’est un mozartien, un belcantiste. Fatale erreur de distribution. Linda Watson reste de bout en bout une Brünnhilde sans réelle envergure mais qui réserve de beaux moments. Le Wotan de Jukka Rasilainen avait déçu dans L’Or du Rhin mais s’était affirmé dans La Walkyrie. En Wanderer, il maintient le cap malgré un timbre trop métallique et une diction approximative. Le plaisir vient de l’Erda crépusculaire de Qiu Lin Zhang, originaire de Toulouse comme son nom ne l’indique pas, de la Waltraut diaphane de Mihoko Fujimura et des méchants : le Mime athlétique et apeuré de Volker Vogel, l’Alberich gangster de Sergei Leiferkus et surtout de la basse Kurt Rydl, tour à tour Fafner et Hagen, insurpassable dans ces deux rôles. Christoph Eschenbach tire de l’Orchestre de Paris des sonorités qui réveilleraient un mort. De la violence plutôt que des nuances : le chef allemand qui dirige depuis six ans l’Orchestre de Paris semble parfois embarrassé de cette première confrontation avec un opéra de Wagner. Quelques beaux moments restent à entendre comme celui des Murmures de la Forêt dans Siegfried, et surtout le son en solo du corniste André Cazalet qui accompagne le heldentenor comme son ombre. |
Un "Siegfried" chic à périr d' ennui
E n octobre 2005, le public du Théâtre du Châtelet à Paris avait pu découvrir les deux premiers volets de la Tétralogie de Richard Wagner, L'Or du Rhin puis La Walkyrie, mis en scène par l'Américain Robert Wilson. Et cela avait plutôt mal commencé. On avait pu relever, dans cette nouvelle création, coproduite avec l'Opéra de Zürich, une distribution inégale, un orchestre gêné aux entournures, un chef qui tardait à trouver le ton. Et une mise en scène décevante.Quelques mois plus tard, le jeudi 26 janvier, le Châtelet a présenté Siegfried, le troisième volet de la Tétralogie (avant de finir avec Le Crépuscule des dieux). La même équipe poursuit le voyage initiatique et les constatations sont identiques. La déception première vient de Christoph Eschenbach. On sait le chef allemand capable de moments musicaux magiques, et on en a connu quelques-uns, mémorables, depuis qu'il a pris la direction musicale de l'Orchestre de Paris en 2000. Certes, Eschenbach dirige peu d'opéras, mais on l'a déjà entendu faire merveille, en fosse, par exemple dans une Arabella de Richard Strauss, au Metropolitan de New York, en 2001. Dans Siegfried, pourtant, sa direction sèche, un peu raide, marque la volonté de dégraisser, de clarifier, mais la conduite morcelée du discours musical semble toujours voir court. Certes les deux premiers actes de Siegfried ne donnent pas beaucoup l'occasion d'épanchements, mais le troisième ne trouvera pas non plus vraiment sa respiration lyrique propre. Il faut avouer, à la décharge d'Eschenbach, que le plateau vocal n'a rien de très inspirant. Le Siegfried du ténor Jon Fredric West témoigne d'une voix capable de puissance mais fatiguée. Il est vrai qu'il faut le "tenir", ce rôle long et éprouvant, qui demande, avant ses derniers assauts dans le duo avec Brünnhilde, de pouvoir chanter en douceur, près de six heures après le début du spectacle... Les ténors wagnériens souples et puissants sont quasi inexistants, mais West — d'une présence physique de surcroît peu rayonnante — n'a rien du héros valeureux. DU BLEU, TOUJOURS DU BLEU Il est en revanche tout à fait possible de trouver de bons chanteurs pour interpréter le rôle de Wotan aujourd'hui. De sorte qu'on s'étonne de la présence de Jukka Rasilainen, à l'expression vocale criarde et débraillée, qui chante un allemand très pâteux. A part l'excellente Erda de Qiu Lin Zhang, le reste de la distribution est seulement acceptable. Demeure ce qu'on voit sur scène : du bleu, encore du bleu, toujours du bleu. Des gestes stylisés et des kimonos à la japonaise, des contre-jours, des personnages éclairés en bleu schtroumpf, des accessoires miniatures ridicules, comme l'épée magique de Siegfried, qui ressemble, dans la pénombre, à un parapluie fermé, ou le rocher embrasé de Brünnhilde, figuré par trois petits barbecues pour garden-party. Depuis plus de trente ans, Robert Wilson arrose de la même sauce (allégée) les productions lyriques. Mais le chic visuel qui le caractérise ne fait plus illusion (Wilson est tout sauf un illusionniste) et ne masque pas l'absence cruelle d'intelligence avec les ouvrages très variés que le metteur en scène américain monte. Cette rhétorique, austère, univoque et exsangue, a perdu sa capacité à vivifier ses propres lieux communs. Et l'on périt d'ennui. Renaud Machart |