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avril 2006

Recréation de l’oeuvre à l’Opéra de Nancy et de Lorraine
Venus et Adonis de Henry Desmarest

La création a Versailles

Jean-Baptiste Rousseau n’avait écrit son premier livret d’opéra que l’année précédente, pour Colasse, un Jason qui avait fait un four en janvier 1696. Rousseau, qui avait ses ennemis fut brocardé à qui mieux- mieux. Francine, gendre de Lully et directeur de l’opéra, l’encouragea à se refaire " en tâchant de mieux suivre les traces de Quinault dans une autre pièce. Il lui proposa en même temps d’en faire une dans le goût d’Attis : Ne vous abandonnez pas, lui dit-il, à votre génie ; suivez un guide dans un païs dont vous ignorez encore les routes. Cette exhortation et ces conseils l’enhardirent à donner un nouvel opéra. "

Comme le souligne A. Michel, étant donné le contexte de cabale entourant le librettiste, c’était risqué pour Desmaret de collaborer avec lui, car les détracteurs de ce dernier risquaient à eux seuls de faire chuter la pièce… Desmaret travaillait à la pièce depuis l’automne 1695 et avait disputé dans le même temps à Colasse le livret d’Iphigénie en Tauride de Duché de Vancy.

La création eut lieu à l'Académie royale de musique, le 17 mars 1696 (selon La Vallière) ou en avril 1697 (d’après les frères Parfaict. Cette date est la plus probable selon M. Antoine et J. Duron.) ; la dernière date avancée fait état du 17 mars 1797.

La distribution était prestigieuse : " Malgré la musique, qui n’étoit pas mauvaise,[l’opéra] pensa tomber à la première représentation, sans M. le Prince de Conti, qui voïant la cour prête à se retirer dès le troisième acte, la retint en disant qu’il devoit revenir une hure de sanglier qui ne seroit sans doute pas mauvaise [allusion au monstre de l’acte V] "

L'oeuvre n'eut donc qu'un succès d’estime sans doute à cause de cette opposition littéraire, et ne connut que douze représentations lors de cette première série de représentation. Malgré l’acharnement des adversaires de Rousseau, Francine prolongea la vie de l’œuvre tant qu’il le put : Gacon, opiniâtre à perdre son adversaire, précise méchamment, " tant qu’il put, aux dépens des oreilles du public. "

En réalité, si l’œuvre tint dans ce contexte défavorable, ce fut plutôt grâce aux qualités de sa partition : Lecerf de la Viéville, dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique française (1704) affirme que " La musique de Vénus et Adonis a paru bonne à la plupart des connoisseurs, quoique les roulemens y soient un peu trop fréquents. "

L’œuvre fut dédiée à Louis XIV, de manière fort traditionnelle, comme le prouve la dédicace de Desmaret : " Sire L'offre que je prens la liberté de faire à Vostre Majesté des productions de mon génie est un hommage que je Luy fais d un bien que je tiens d'Elle. L'ambition de Luy plaire a fait naître mes talens, et ses biens laits continuels m'ont aidé à les cultiver. C'est à ces occasions précieuses où je me suis quelquefois trouvé de faire entendre mes concerts à Vostre Majesté et surtout à l’ardeur de chanter ses éminentes actions que je suis redevable des connaissances que j'ay acquises dans mon art. Et quel génie ne serait pas excité à la veûe des merveilles de votre auguste règnes ? Quelle suite étonnante de glorieux événement? Que d'exemples prodigieux de prudence, de valeur, de piété, de clémence? Quelle noble matière pour mes chants si tous mes efforts et toute mon application pouvaient me rendre digne de célébrer jour de si grandes choses? C’est dans cette seule considération, Sire; que je travaille continuellement. Heureux si à force de m'essayer sur de moindres sujets je puis enfin me rendre capable de traiter les sujets héroïques que vos vertus me présentent, et de faire voir à la France des effets de l’admiration respectueuse avec laquelle je suis, Sire, de Vostre Majesté, le très humble… "

Parallèlement à cela, le compositeur travaillait déjà à son iphigénie en Tauride (récréée en version de chambre en 1999 par Jérôme Corréas) et à d’autres œuvres, musique religieuse et opéra ballet.

Sans compter qu’en juin 1697, Mme de Saint-Gobert et sa fille, Marie-Marguerite venaient à Paris, sans doute pour assister aux dernières représentations. Les deux amants se firent des billets de " promesse de mariage " le 20 mars 1697. La catastrophe n’allait pas tarder. (On se souvient que l’enlèvement de cette dernière ruina la carrière française du compositeur et le contraignit à l’exil.)

La fortune de l’opéra

Malgré son succès d’estime, plusieres reprises eurent néanmoins lieu dans les années suivantes. À Lunéville, au théâtre de la cour de Lorraine, le 15 novembre 1707, pour la Saint-Léopold, Desmaret étant en fonction depuis peu, il n’avait réussi à recruter suffisamment de professionnels : Magny le maître de ballet, régla les danses, dansa dans le Prologue, mais tint également le rôle de Mars ! Par la suite, Desmaret eut toujours des professionnels à sa disposition, les courtisans n’apparaissant plus que dans les entrées de ballets. Les tragédies lyriques présentées à la cour de Lorraine sont essentiellement des œuvres de Lully : Desmaret se contenta de faire représenter cette tragédie, de réécrire un prologue pour l’Armide de Lully et de composer Le Temple d’Astrée et Diane et Endymion. Les dépenses pour monter cet opéra furent importantes : 10 122 livres, les décorations durent être somptueuses.

Après les reprises à la cour de Bade-Durlach en 1713 et encore en 1714 et 1716 et à Bruxelles en 1714, le 17 août 1717 l’opéra fit son retour à l'Académie royale de Musique. Le succès fut au rendez-vous, cette fois-ci. Le 17 août, la Duchesse de Berry " alla à la première représentation de Vénus et Adonis, qui est goûté. " [Mercure de France, août 1717]. L’échec de la première était donc bien l’effet d’une cabale de littérateurs.

Elle fut donnée à Hambourg en 1725, à Lyon en 1739 et également en Angleterre, avec à chaque fois, un prologue adapté aux souverains concernés. Il semblerait qu’il ait été systématiquement changé à chaque reprise. Il faut dire que celui de la création, avec ses bergers gazouillant sur les bords de la Marne n’est pas des plus heureux, textuellement parlant : on dirait presque une caricature involontaire des prologues les plus bâclés de Quinault…

La reprise nancéenne

En ce qui concerne la mise en scène de Ludovic Lagarde, je ne dispose pas d’indication précise, à part des bribes glanées dans un article de Didier Hemardinquer dans l’Est Républicain du 18 avril : " [Ludovic Lagarde] estime que l’ouvrage possède une dimension intime, presque moderne. Pas question de transposer à notre époque, mais le décor signé Bernard Quesniaux et les costumes conçus par Virginie et Jean-Jacaues Weil sont intemporels. Le drame n’exclut ni l’humour ni la poésie. Vénus se promène dans un jardin des plaisirs où poussent des champignons hallucinogènes à l’aspect phallique. Les intermédes dansés se coulent ‘avec délicatesse, élégance et précision’ dans cette musique baroque. Les 7 danserurs de la compagnie Odile Duboc sont liés au chœur. "’Ils en sont l’expression allégorique, métaphorique.’ "

Sur ses experiences avec la musique de Desmarest, Christophe Rousset à dit: " La musique de Desmarest après notre première incursion en 1999 avec la Didon donnée au festival de Beaune, à Versailles et à Metz, ne nous déçoit jamais. Desmarest doit sûrement tout à son maître Lully, mais il est " un fabuleux metteur en émotion". Les grands monologues sont orchestrés richement et harmonisés avec un art extrême, les coups de théâtre saisissants, la virtuosité orchestrale échevelée entre la folie de Roland et la tempête d'Alcyone. Desmarest sait parler au cœur avec sensibilité et sincérité et c'est probablement ce qui le singularise dans un style si grandiloquent. "

 

altamusica.com
Le 06/04/2006

ENTRETIENS

Christophe Rousset, de Poppée à Vénus
Tempus fugit dit la brochure de la quinzième saison des Talens Lyriques. C’est sans doute pour ne pas laisser fuir le temps que Christophe Rousset enchaîne les productions avec un tel appétit. A la Poppée monteverdienne mise en scène à Toulouse par Nicolas Joel succédera donc la recréation de Vénus et Adonis de Desmarest à l’Opéra de Nancy.

Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI

[…] Dix jours à peine après la dernière du Couronnement de Poppée à Toulouse, vous allez diriger la recréation de Vénus et Adonis de Desmarest à l’Opéra de Nancy. Comment parvenez-vous à passer d’un univers stylistique à l’autre en si peu de temps ?

Ce sont des univers que je connais bien. J’ai dirigé Poppée si souvent que remâcher ce matériel sur lequel je me penche régulièrement depuis plus de dix ans, ne me demande pas un travail monstrueux, tandis que Vénus et Adonis s’inscrit dans une rhétorique française fin XVIIe conforme à celle que j’ai pu illustrer dans Cadmus et Hermione, Persée ou Roland de Lully.

A cet égard, Henry Desmarest parvient-il à se démarquer de l’esthétique de Lully ?

Desmarest élargit la brèche que Lully avait ouverte dans Roland et Armide, en faisant intervenir l’orchestre de façon beaucoup plus évidente. Ainsi, les grands monologues accompagnés sont plus nombreux, plus riches, plus contrastés, plus caractérisés, les coups de théâtre généralement accompagnés par l’orchestre, les grands divertissements mieux intégrés à l’action, et sa vocalité est clairement personnelle. Desmarest sait raconter des choses différentes de Lully, et qui n’ont rien à voir avec Charpentier, dans un univers qui lui est propre. Il est certain que la rhétorique française se reconnaît à chaque page, mais le style de Desmarest se démarque complètement de celui Lully, dont il n’est pas moins l’héritier.

Dans Vénus et Adonis, l’argument mythologique est-il pris au sérieux ou traité sur un mode plus ironique ?

Il est pris au sérieux. En plus du personnage de Mars, jaloux de Vénus, on trouve un personnage féminin jaloux d’Adonis. Ce couple de jaloux s’unit, et fait en sorte que les choses se dénouent de façon dramatique, dans une configuration qui rappelle Tancrède de Campra. La jalousie, qui est aussi un personnage de l’opéra, enrichit la dramaturgie d’une intrigue relativement mince – elle tient en à peine plus d’une page dans les Métamorphoses d’Ovide –, et crée une véritable tension dramatique. Nous sommes dans une vraie tragédie, avec des personnages féminins particulièrement sensibles et vibrants, tandis que Mars est assez brut de décoffrage, et Adonis, faible du point de vue de la couleur, comme souvent ce genre de héros, jeune et sans grande épaisseur.

Comment peut-on rendre aujourd’hui la notion de spectacle total indissociable de l’opéra baroque français, sans basculer dans l’opulence ou le décoratif ?

J’ai beaucoup insisté auprès de Ludovic Lagarde, avec qui je collabore pour la troisième fois, sur le fait que l’opéra baroque français nécessite une approche flatteuse, de l’ordre de la joie, qui puisse rendre compte de la richesse et du côté chatoyant de la musique. Toute transposition, aussi intelligente soit-elle, doit en effet tenir compte de cette esthétique. J’espère donc que nous serons dans l’évocation d’un monde qui, sans avoir besoin d’être XVIIe, ne contredira pas la musique, et ne lui donnera pas un côté désuet par rapport à l’esthétique visuelle. Quant aux chorégraphies d’Odile Duboc, elles sont en général très simples et géométriques, joliment inspirées des pas baroques, sans pour autant les restituer. Mes rencontres avec Odile ont toujours été très fructueuses, je n’ai donc aucune crainte de ce côté, d’autant qu’elle unifie sa gestuelle avec les chœurs et les solistes. La cohérence naît donc de l’élément chorégraphique, ce qui me semble très juste par rapport à l’esthétique de la tragédie lyrique française.

Vous évoquiez la modernité du Couronnement de Poppée. Qu’en est-il de la tragédie lyrique ?

Elle a plutôt le charme d’une machine à remonter le temps. Le propos de l’opéra français est l’édification du peuple, il s’agissait de l’élever vers la purgation des passions, de le cultiver. Aujourd’hui, cette esthétique nous fait voyager, mais n’en est pas moins forte, et pousse très loin l’émotion, en particulier dans les grands monologues accompagnés par l’orchestre.

À voir: Vénus et Adonis de Desmarest, Opéra de Nancy, les 28, 30 avril, 2, 4 et 6 mai.