L'Est Republicain
29 Avril 2006

Scène de ménage à l'Opéra
"Vénus et Adonis" d'Henry Desmarest est un vaudeville baroque. Mais quand les dieux s'en mêlent, les humains sont réduits à leur condition de mortels.

NANCY. Totalement baroque avec des résonances étonnamment modernes. La tragédie lyrique " Vénus et Adonis ", composée par Henry Desmarest en 1697 et présentée actuellement à l'Opéra national de Lorraine à Nancy bénéficie de l'efficace direction de Christophe Rousset, à la tête de son ensemble les " Talens lyriques " et d'une mise en scène joyeuse et colorée de Ludovic Lagarde.

Le livret de Jean-Baptiste Rousseau s'inspirant des Métamorphoses d'Ovide raconte comment Vénus réussit à séduire Adonis qui avait pourtant promis à Diane de rester insensible aux charmes féminins. La drague divine s'opère sous les yeux de Cidippe qui en pince pour le bel Adonis. Pour se venger, celle-ci attise la jalousie de Mars, l'époux de Vénus. La déesse de la beauté évite temporairement la scène de ménage, en assurant à son mari qu'elle n'est qu'une allumeuse et qu'elle a agi pour exciter l'amour de son unique dieu. Quand Mars se rend compte qu'il a été roulé dans la farine, il déchaîne les armées de Bellone. Il appelle aussi Diane à la rescousse, qui dépêche un monstre pour croquer tout cru l'aventureux Adonis. De douleur, Cidippe se fait hara-kiri.

Dans le jardin de Vénus

Un drame servi dans une magnifique langue du XVIIe siècle, avec un traitement de la psychologie des personnages qui le rend intemporel. C'est ce qu'a voulu faire ressortir Ludovic Lagarde en habillant les protagonistes en vêtements de notre époque, tout en les plaçant dans un décor poétique de tissus subtilement colorés dans des tons pastels et d'éléments dessinés et peints par Bernard Quesniaux.

A l'acte 3, dans le jardin où Vénus s'apprête à recevoir son amant, se dresse un immense coprin dont la symbolique n'a pas besoin d'explication. Un curieux autel appelle à la célébration du culte de l'amour, tandis que des confessionnaux faits de toiles vaporeuses laissent deviner de charnels péchés. Il faut saluer le très beau travail de lumière.

Musicalement, la partition qui ménage une majestueuse ouverture à la française, et de beaux airs de charme (Vénus et Adonis), de douleur (Cidippe) et de colère (Mars et Bellone) fait l'objet d'un remarquable traitement, tant de l'orchestre des Talens Lyriques dirigé par Christophe Rousset que du plateau très homogène. Karine Deshayes campe une Vénus vocalement séduisante. Anna-Maria Panzarella donne au désespoir de Cidippe beaucoup d'émotion. Adonis a trouvé en Sébastien Droy un interprète parfaitement convaincant. En Mars, Henk Neven a une belle prestance, même si le terrible dieu de la guerre manque un peu de coffre et l'apparition d'Ingrid Perruche dans le rôle de Bellone fait regretter que le compositeur n'ait pas réservé un rôle plus important à la partenaire de Mars. Les seconds rôles et le choeur méritent de chaleureux applaudissements, tout comme les danseurs d'Odile Duboc. La chorégraphe a réussi à couler des mouvements modernes dans le moule de la musique baroque.

Tout concourt à la réussite de cet ouvrage et, pourtant, les divines langueurs ont l'éternité devant elle, alors que les mortels auditeurs, eux, se prennent parfois à mesurer le temps.

DIDIER HEMARDINQUER

 

Le Republicain Lorrain
dimanche 30 avril 2006

CULTURE opéra
Vénus et Adonis: tout pour la musique
L'opéra national de Lorraine recrée Vénus et Adonis, d'Henry Desmarest. Les hommes ne changent pas, proclame cette histoire d'amour entre dieux et mortels.

Les hommes ne changent pas. Qu'ils vivent sur Terre ou dans l'Olympe, que leur histoire ait été créée au XVIIe siècle ou retrouvée au XXIe siècle, ils se laissent séduire sans peine, croient ce que leur disent celles qu'ils aiment ou finissent pas laisser libre cours à leur jalousie. Vénus et Adonis a beau avoir été créé pour la première fois en 1697, Henry Desmarets et son librettiste, Jean-Baptiste Rousseau, y ont glissé quelques vérités persistantes.

Adonis est un beau jeune homme qui a promis de ne jamais se laisser séduire, au grand désespoir de Cidippe. Vénus arrive et patatras, le garçon sombre dans les baisers de l'immortelle. Cidippe en appelle à Mars, le copain en titre de la belle déesse. Forcément, cela va mal finir pour le prince héroïque.

Vénus et Adonis est du pur baroque, flamboyant comme une église italienne; les tableaux s'enchaînent, prétexte à airs et intermèdes musicaux, avec accompagnement constant des clavecins. Cela impose un rythme du récit particulier, qui peut surprendre le spectateur habitué à des histoires plus alertes.

Vie émotionnelle

La tâche du metteur en scène, Ludovic Lagarde, n'était pas évidente. Il ne s'en sort pas. Les décors sont pastel, plutôt à dominante rose, comme un pot de jelly anglaise. Renforcé par les costumes, cela finit par tourner à l'écoeurement. Des guerriers prennent des allures de ninja du GIGN. Le monstre final apparaît sous la forme de deux yeux énormes et naïfs. Ne reste à lui accorder que l'intervention des sept danseurs, en particulier dans les deux derniers actes (sur cinq); les chorégraphies d'Odile Duboc s'inspirent du baroque et jettent un pont adéquat entre 1697 et 2006. La mise en scène ne doit pas cacher l'excellente musique de Desmarest, servie par les Talens Lyriques, la formation de Christophe Rousset. Grâce à des chanteurs très impliqués dans leur rôle, elle donne une vie émotionnelle à Vénus et Adonis. Anna-Maria Panzarella (Cidippe) a des accents de colère et de dépit prenants. Sébastien Droy (Adonis) est parfait face à la langoureuse Vénus (Karine Deshayes). Leurs adieux, au quatrième acte, sont bouleversants et seraient dignes de figurer dans une comédie musicale moderne. Les seconds rôles mêlés à un choeur pour qui c'était une première séduisent tout autant. La bonne nouvelle est que tout sera enregistré et servira à une diffusion pour France Musique, mais aussi à un CD à paraître chez Naïve. En DVD, cela aurait eu bien moins d'intérêt.

 

ANACLASE.com
Opéra de Nancy et de Lorraine, 28 avril 2006

"Vénus et Adonis", opéra de Henry Desmarest

Eduqué au sein de la Chapelle Royale, dans l'entourage de Louis XIV, Henry Desmarest (1661-1741) reçoit les enseignements de Henry du Mont et Pierre Robert qui marqueront sa propre musique. De même, l'influence de Lully est sensible puisque, suite à de premières compositions d'ordre religieux, ce contemporain de Marais et Campra se lance dans des tragé- dies imprégnées du style française. Endymion (1682), Didon (1693), Circé (1694) voient le jour, jusqu'à la création de Vénus et Adonis, le 17 mars 1697, à l'Académie royale de musique de Paris. Le livret de Jean-Baptiste Rousseau emprunte aux Métamorphoses d'Ovide son couple principal : le mortel Adonis a promis à Diane de renoncer à l'amour, mais ne peut rester indifférent à l'intérêt que lui porte Vénus ; Cidippe, qui souffre d'être ignorée, déclenche la jalousie de Mars, compagnon trahie par la déesse. Diane intervenant elle aussi, il ne reste plus aucun espoir de survie pour Adonis, ni de raison de vivre pour Cidippe, qui se donne la mort. Deux ans plus tard, les amours contrariées de cette fiction seront le quotidien du compositeur, forcé à l'exil jusqu'en 1721, après avoir enlevé une de ses jeunes élèves, enceinte de lui, qu'on ne lui laissait pas épouser.

Pour rendre compte de ces cinq actes qui n'évoquent que des tensions amoureuses, la mise en scène de Ludovic Lagarde a privilégié des am-biances. Peu sollicités par l'action, les solistes et l'appréciable Chœur de l'Opéra de Nancy et de Lorraine, tels les doux membres d'une secte pacifiste, déambulent le plus souvent sous des voiles vaporeux de couleur parme, saumon et rosâtre. A l'Acte III, le décor de Bernard Quesniaux offre à Vénus un jardin verdoyant mais toujours composé de matières sou-ples, de formes molles. La chorégraphie d'Odile Duboc répond également à cette volonté générale de langueur, en favorisant le frôlement des corps habillés de blanc. Esthétiquement, tout n'est pas convainquant, comme ces carrés colorés, suspendus à l'Acte IV, ou les deux globes oculaires du dernier acte, qui évoquent un monstre vengeur de façon distanciée et ridicule.

Bref : l'intérêt de cette nouvelle production réside avant tout dans les voix. Karine Deshayes, Vénus de rouge vêtue, possède un chant évident, clair et sonore qui installe immédiatement son personnage. Sa rivale est incarnée par Anna-Maria Panzarella, soprano aux aigus fiables, au timbre typé, qui séduit moins, cependant, par un jeu plus extérieur. Henk Neven - Mars - est un baryton aux graves solides, Jean Teitgen - La Jalousie - une basse vaillante à l'émission maîtrisée un peu raide sur les ornements. Pour sa souplesse et un timbre discrètement épicé, notre préférence va à Sébastien Droy, trop peu applaudi pour sa tendre interprétation d'Adonis. Autre ténor à nous enthousiasmer : Anders Jerker Dahlin, à la belle pâte sonore utilisée avec nuances. Enfin, regrettons la trop courte apparition d' Ingrid Perruche, Bellone à la diction irréprochable, souple autant que saine, qu'on aurait souhaité autrement distribuée. Après une ouverture à l'articulation soignée, Christophe Rousset, met beaucoup de délicatesse à soutenir les chanteurs, de vivacité pour les ballets et, plus généralement, de sensualité dans la lecture qu'il signe à la tête des Talens Lyriques.

Laurent Bergnach

 

altamusica.com

CRITIQUES DE CONCERTS 04 mai 2006
Recréation de Vénus et Adonis d’Henry Desmarest dans la mise en scène de et sous la direction de Christophe Rousset à l’Opéra de Nancy.
Les amours contrariées de Vénus et Adonis
La musique théâtrale d’Henry Desmarest, destin romanesque et carrière contrariée, mérite indiscutablement d’être redécouverte. Après Didon en 1999, Christophe Rousset recrée à Nancy Vénus et Adonis, premier opéra du compositeur présenté à la cour du duc de Lorraine. Une résurrection majeure, malgré une mise en scène anecdotique.

Mehdi MAHDAVI

Pendu en effigie le 28 mai 1700 pour n’avoir pas renoncé à son amour pour Marie-Marguerite de Saint-Gobert, malgré le refus de son père d’accorder cette noble main à un musicien en vue mais par trop roturier, Henry Desmarest fut contraint de parcourir l’Europe entière avant d’être nommé surintendant de la musique du duc Léopold de Lorraine, à la cour de Lunéville, le 20 avril 1707. Quelques mois à peine après son entrée en fonction, il y fit représenter Vénus et Adonis, tragédie en musique créée à l’Académie royale de musique le 28 juillet 1697, précédée d’un nouveau prologue.

Comme pour mieux s’affranchir des prémices trop rigides d’une œuvre d’une fluidité inédite, Christophe Rousset, à qui l’Opéra de Nancy a confié la première exécution moderne de l’œuvre, n’a retenu ni l’une ni l’autre version de ce morceau de circonstance. En effet, si sa forme demeure fortement marquée par le modèle incontesté des tragédies lyriques de Lully, dont Desmarest était considéré, parmi les jeunes musiciens éduqués dans le sillage de Monsieur le Surintendant de la Musique du Roy, comme le plus digne successeur, Vénus et Adonis s’en distingue par la souplesse avec laquelle s’enchaînent airs et récitatifs accompagnés par l’orchestre ou la seule basse continue, l’intégration particulièrement habile des divertissements à l’action, et surtout l’humanité de personnages, que le librettiste Jean-Baptiste Rousseau n’hésite pas à faire descendre de leur piédestal divin ou héroïque.

Là réside justement le danger d’un tel opéra pour un metteur en scène moderne. Car dans sa volonté de réconcilier avec notre sensibilité contemporaine volontiers psychologisante une œuvre qui répond, malgré son incontestable originalité, aux canons d’un divertissement codifié soumis à la succession des affects, notamment illustrée par l’irruption du personnage de la Jalousie, Ludovic Lagarde frise sans cesse l’anachronisme sentimental.

Quand Rousseau et surtout Desmarest humanisent les divinités, le metteur en scène inscrit en effet les passions dans une quotidienneté qui n’est pas loin de faire basculer la tragédie dans l’anecdote. On se frôle, se caresse ou s’étreint comme dans un roman-photo, impression renforcée par les décors aux couleurs flashy de Bernard Quesniaux qui figent forêts, jardins ou palais dans une même atmosphère de galerie d’art branchée, dès lors que le peintre se contente d’exposer ses œuvres plutôt que de scénographier.

Charnels, les ballets d’Odile Duboc s’appuient en revanche sur la rhétorique baroque, artisans du lien nécessaire entre la musique et la scène, alors même que Christophe Rousset, toujours orfèvre de ses Talens Lyriques dans un printemps décidément glorieux, tend lui aussi à niveler les contrastes pour jouer d’une émotion plus directe, plus palpable même. Les airs bouleversants de Cidippe et de Vénus y gagnent en sensibilité ce que les ballets perdent en rebond, et la fureur de Mars en spectaculaire.

Un plateau très équilibré

Mais sa distribution est d’un équilibre idéal entre vocalité et déclamation. D’une maîtrise stylistique absolue, Anna-Maria Panzarella traduit les errements de Cidippe, amante malheureuse d’Adonis, par la variété des accents de la déclamation, quand Karine Deshayes, d’une clarté d’élocution inattendue, pare Vénus des couleurs les plus sensuelles de son instrument charnu, merveilleusement épanoui dans la tessiture de soprano.

S’il peut encore gagner en liberté expressive, l’Adonis de Sébastien Droy relève le défi de la haute-contre à la française avec une émission d’une rare fluidité et une diction du plus parfait naturel qui en font plus qu’une promesse pour les grands emplois ramistes. Timbre de velours souvent à court de graves, le Mars d’Henk Neven traduit sans doute mieux la crédulité et la faiblesse que la colère, d’autant que la jalousie Jean Teitgen lui oppose son évidente noirceur dans une trop courte apparition, à l’instar de celles du plaisir d’Anders Dahlin et de la Bellone d’Ingrid Perruche, précieux ornements d’un chœur peu rompu aux exigences de ce répertoire, malgré de louables efforts de diction.

Parce qu’elle a eu le courage de la scène, malheureusement contrariante, plutôt que de la version de concert, cette résurrection s’inscrit comme un évènement majeur dans la redécouverte minutieuse et – trop – patiente de la tragédie lyrique post-lullyste.

Recréation de Vénus et Adonis d’Henry Desmarest dans la mise en scène de et sous la direction de Christophe Rousset à l’Opéra de Nancy.

 

ForumOpéra
Nancy, 28/04/06

Vénus, Adonis et le champignon enchanté

La recréation de Vénus et Adonis du Lorrain d’adoption Henry Desmarets est l’un des évènements de la saison nancéenne, et bien dans la ligne d’une programmation qui sait emprunter des chemins peu fréquentés. En témoigne l’affluence de " beau monde " pour la première du 28 avril.

Pérégrinations

Le premier héros de la soirée est donc Desmarest, parfois surnommé " le petit Marais ", dont on connaît désormais bien les grands motets, moins les compositions lyriques. Page de la Chapelle du Roi, talentueux, Henry Desmarest démarre une carrière prometteuse sous la bienveillance de Delalande, qui a remplacé Lully, décédé, à la musique du Roi. Sont créées Didon, Circé, Théagène et Cariclée, Les Amours de Momus. Mais en 1697, à la suite du décès de sa femme, Desmarest s’entiche sérieusement de l’une de ses élèves, Marie-Marguerite de Saint-Gobert, au point de lui promettre le mariage, de l’engrosser d’un fils qui mourra en bas âge, et, sans attendre le résultat du procès que lui intente le père, d’enlever la belle – puis l’aventure devient plus calme, qui voit les amants unis par le mariage jusqu'au décès de Marie-Marguerite en 1727. Condamnation à être pendu, en effigie qu’on se rassure, fuite en Espagne, puis, après la dissolution par Philippe V de la troupe de musiciens français, en Lorraine, où Stanislas le nomme surintendant de la musique. Les lorrains d’aujourd’hui ont tout lieu de chérir Desmarest, qui inaugura en 1709 l’opéra de Nancy (avec Astrée), y créa quelques opéras ponctuant les musiques de cour de Lunéville, et mourut dans ce même château de Lunéville, fidèle à ses hôtes malgré la levée des condamnations lui interdisant Paris.

Une partition bien défendue

Vénus et Adonis est composé en pleine tourmente due aux amours illicites du jeune Desmarest, et l’on devine sans peine ce qui l’inspira dans le beau duo de Vénus et Adonis à l’acte II. C’est à Christophe Rousset que Laurent Spielmann a confié la partition, préalablement restituée par Jean Duron. Les Talens Lyriques sont en plein forme, le continuo très (trop ?) présent et actif, la direction de Rousset toujours aussi précise et analytique envers des troupes d’une ductilité magnifique. L’attention à l’équilibre interne des timbres, mais aussi à celle du plateau et de la fosse, est constante. Mais ce pointillisme a ses revers : on aurait souhaité par moments moins de prudence, plus d’influx, de dynamiques, de rythme. Quant à la partition, si elle n’égale pas dans son ensemble les plus belles pages de Lully ou Rameau, elle recèle des moments magnifiques, comme le duo de Vénus et Adonis au début de l’acte II, conversation intime et séductrice parée dans des atours élégants ; ou encore les cinq airs sur une longue basse de passacaille du début de l’acte IV ; ou encore le récitatif accompagné tourmenté de Cidippe, " Il me fuit ! Dieux ! Quelle rigueur ! " à l’acte V.

Des Dieux relativement divins

Plateau vocal féminin superlatif. Karine Deshayes incarne idéalement la pulpeuse Vénus. Timbre rond, sincérité magnifique, elle semble un peu contrainte au début, puis se libère somptueusement à partir de l’acte II. Anna-Maria Panzarella construit de Cidippe un portrait riche et touchant, agaçante au départ par ses plaintes mondaines, puis de plus en plus humaine, violente et tragique, timbre très personnel, intonation et diction d’une stupéfiante précision. Notable Ingrid Perruche, chichement distribuée, dans le court rôle de Bellone, élocution d’un naturel confondant. Du côté masculin, on est plus convaincu par la Jalousie diabolique de Jean Teitgen que par le Mars construit mais peu puissant du baryton Henk Neven. Mais c’est le – beau – ténor Sébastien Droy qui, fidèle à son rôle, séduit le plus, et pas seulement par sa plastique : le timbre est d’une belle richesse. Mention particulière pour des seconds rôles investis et remarquablement caractérisés, notamment le duo féminin de Laure Baert et Yu Ree Jang (quelle qualité de diction pour cette dernière !). Très sollicités, les danseurs évoluent sur une chorégraphie intemporelle de Odile Duboc, toute de frôlements et d’enroulements sensuels.

Vénus chez les Hippies

On sera moins enclin à la louange pour la mise en scène. Les longs moments d’intermèdes laissent les chanteurs un peu esseulés, les chœurs notamment à qui, dans leurs longs voiles (ou pyjamas ?), il ne manquerait guère qu’un joint pour rejoindre illico un sérail hippie. D’autant plus dommage que leurs interventions sont particulièrement réussies vocalement. Ludovic Lagarde crée des ambiances colorées, soigne l’allusif, ouvre le plateau sur une penderie aux tons indiens (mauve, rose) soigneusement dégradés. Problème : ça ramollit la musique ; ça noie l’ouvrage dans une eau de roses alanguie que vient contredire le rouge Betty Boop de Vénus. Puis – Hollywood oblige – arrive Groucho Marx, je veux dire la Jalousie, et sa troupe d’automates aux sourcils épais, et costards de mafieux. Que viennent contredire à leur tour les costards blancs immaculés de Mars et de ses séides. Champignons et méduses que l’on suppose venimeuses, chiches paillettes tombant du ciel, Vénus jouant à la pin-up Canal+ sur un champignon bleu-vert, caillou crachant un pet de vapeur… Commando cagoulé d’un goût douteux, ralenti cinématographique sur fond de karaté…. Deux gros yeux globuleux façon Tex Avery… Dans tout ce kitsch au mieux drôle, au pire ridicule, on ne voit pas très bien où veut en venir Lagarde : Distanciation ou pas ? L’œuvre se prête-t-elle vraiment à la parodie ? On en doute, en tout cas la partition lutte constamment contre ce choix. Et le simple fait de se poser la question y répond : si parodie il y a, elle ne fait pas rire, si premier degré il y a, il est grotesque. La sensualité des chanteurs et de l’orchestre nous semble une meilleure lecture. 

Sophie Roughol

 

Les Echos
15 mai 2006

OPÉRA
VÉNUS ET ADONIS d'Henry Desmarest
Résurrection divine
Une partition séduisante, qui n'avait pas été jouée depuis le XVIIIe siècle.

L'histoire de la musique est jalonnée de retours en grâce que nul n'aurait imaginés. Celui de Marin Marais, par exemple. Henry Desmarest (1661-1741), son exact contemporain, bénéficiera-t-il du même regain d'attention ? Si l'on entendait parfois ses superbes motets, ses ouvrages lyriques avaient disparu depuis des lustres. Il appartenait à l'Opéra de Nancy de faire revivre celui qui, condamné à mort pour avoir séduit et enlevé l'une de ses élèves, avait fui la France en 1699 pour se réfugier à Bruxelles puis en Espagne, et enfin en Lorraine, où il occupa les fonctions de surintendant de la musique - il mourut à Lunéville.

" Vénus et Adonis " s'ouvrait, comme il se doit, sur un prologue en hommage au dédicataire, Louis XIV, supprimé pour ces représentations. Les cinq actes, lointainement inspirés d'Ovide, content un drame de la jalousie. Cidippe est amoureuse d'Adonis, Vénus aussi, à la grande fureur de Mars. Des amours tumultueuses qui se terminent mal et que Ludovic Lagarde met en scène en obtenant de ses interprètes un jeu subtil et fin, sans pose ni emphase, assurant la fluidité du récit. La chorégraphie d'Odile Duboc, sans prétention ni recours à un modernisme incongru, s'intègre tout naturellement à la trame dramatique, qu'elle illumine avec fraîcheur.

Sont-ils plus proches de nous, ces dieux et ces déesses, parce qu'ils sont en complet veston et robe du soir, ce qui n'est pas vraiment original ? C'est à voir ! Les décors sont signés du peintre Bernard Quesniaux ; ces loques qui pendillent sur un étendoir géant, au premier acte, ne sont guère heureuses. Ces associations de couleurs - framboise, rose, fuchsia... -, on les a vues cent fois ; elle réussissent pourtant à créer une atmosphère de fête, toute comme la vision abstraite en rouge et noir de l'acte IV impose un climat inquiétant. Quant aux costumes de Virginie et Jean-Jacques Weill, ils sont amusants mais n'ont rien de particulièrement flatteur.

Une partition de toute beauté

Toute cela importe peu. L'essentiel, c'est la musique. Une partition de toute beauté (Jean Duron, du Centre de musique baroque de Versailles, en a magistralement réalisé l'édition, et son travail s'est concrétisé par un livre publié chez Mardaga), riche, variée, délivrée du carcan qui pèse parfois sur la tragédie lyrique. Une musique libérée et fantasque, dont Christophe Rousset, à la tête de ses Talens lyriques, exalte la fantaisie et fait vibrer chaque mesure, tout en restant attentif à son lyrisme et à sa tendresse. Un Rousset à son meilleur, élégiaque et raffiné dans les moments d'émotion, alliant dynamisme et rigueur dans les danses.

La présence de Karine Deshayes

L'équilibre de la distribution est un précieux atout, le soin apporté par les chanteurs à la clarté de leur élocution aussi - il est reposant de comprendre chaque mot et de ne pas avoir à se décortiquer le cou pour lire les surtitres. L'émouvante musicalité d'Anna-Maria Panzarella (Cidippe), le chant incisif de Henk Neven, remarquable pour une première incursion dans ce répertoire, même si Mars mérite un registre inférieur plus corsé, la ligne vocale scrupuleuse de Sébastien Droy sont dignes d'éloges. Karine Deshayes l'emporte par sa présence, son aisance, l'éclat sensuel de son timbre, la facilité de son style - une étoile du chant français à l'aube d'une carrière qui s'annonce exceptionnelle. On est heureux qu'une telle redécouverte fasse l'objet d'un enregistrement qui sera publié par Naïve.

MICHEL PAROUTY

 

Concertclassic
2 mai 2006

Ménage à trois chez les dieux

Décédé à Lunéville le 7 septembre 1741, il était normal que l’Opéra National de Lorraine rende hommage à Henry Desmarest, compositeur qui, avec Le Temple d’Astrée, inaugure le nouvel Opéra de Nancy en 1709. Crée en 1697 Vénus et Adonis retrouve une nouvelle jeunesse grâce à la complicité de Christophe Rousset. La musique fort belle louche du côté de Monsieur de Lully, avec peut-être ce manque de concision qui fait le charme du surintendant de Louis XIV. Le spectacle mis en scène par Ludovic Lagarde est des plus convenu. Rien de spectaculaire dans cette conception, un peu de magie et de machinerie auraient animées un spectacle fort beau plastiquement mais sur lequel plane un ennui certain. Heureusement pour nous le plateau réuni pour la circonstance est de haut niveau.

Sébastien Droy que l’on avait pu applaudir " in loco " dans le comte Almaviva, nous gratifie dans le personnage d’Adonis d’une prestation exemplaire. Voix souple sur toute la tessiture, phrasé baroque impeccable et diction irréprochable. Karine Deshayes, dans une superbe robe rouge, campe une Vénus envoûtante et l’on comprend les émois d’Adonis en la voyant paraître. La voix pulpeuse est bien conduite et le charme opère à chacune de ses interventions. C’est à Anna-Maria Panzarella que revient la tache ingrate de donner vie à Cydippe, la rivale par qui le drame arrive. Avec un joli timbre fruité, un art consommé de la prosodie, elle forme avec les deux précédents un trio de choc ! Rien à dire sur le Mars de Henk Neven, non pas que la voix manque de charme, mais on n’adhère aucunement à ses emportements, et nuls frissons ne nous parcourt lors de ses imprécations à Bellone, fort bien chantée d’ailleurs par Ingrid Perruche malgré un costume fort laid.

Les nombreux personnages qui composent cette tragédie sont excellemment interprétés, avec une mention spéciale pour Anders Dallin, qui, dans " Un Plaisir et un Habitant ", irradie la salle avec une voix souple et bien timbrée. Ballet superbement réglé par Odile Duboc, qui, avec une chorégraphie moderne, intègre admirablement la gestique Baroque insufflée par l’Orchestre. Christophe Rousset, à la tête des Talens Lyriques, donne de cette partition une interprétation juste, avec des violons charmeurs, auxquels on aurait souhaité des cordes graves plus présentes. Superbe travail réalisé avec les chanteurs, dont tous chantent dans un français impeccable, ainsi qu’un respect de la prosodie baroque qui force l’admiration. Une création qui reste avant tout un charme pour les oreilles.

Bernard Niedda

 

Classica
juin 2006

La mise en scène bien pauvre de Ludovic Lagarde

Christophe Rousset avait redonné en 1999 la Didon de Desmarest, tragédie à haute teneur émotionnelle. On attendait avec intérêt cette nouvelle exhumation. Le choc musical est certain : Desmarest était appelé à devenir le digne successeur de Lully. Dommage que ses amours sulfureuses l’aient conduit à l’exil. Un tempérament voluptueux irrigue la partition riche en duos charnels où Adonis et ses femmes, la princesse Cidippe, la déesse Vénus, rivalisent d’assauts.

L’acte III, tout entier dévolu à l’amour, est une variation de danses lascives construites sur un tendre la mineur. Ce jardin des tentations préfigure presque le Venusberg de Tannhaüser ou le deuxième acte de Parsifal. De bout en bout, passacailles enamourées et plaintes suffocantes de désir chantent l’érotisme. Rousset et les siens excellent à en restituer les tensions. Une perfection audible dans les récitatifs aux tempos appariés à la complexité de chaque personnage, ou dans la reprise de danses toujours variées mais jamais répétées. Le plateau est de haute lice. Les rivales, Vénus (Karine Deshayes) et Cidippe (Anna Maria Panzarella) s''affrontent de leurs sopranos à la brûlante couleur mezzo et ravissent la vedette aux hommes, beau (l’Adonis de Sébastien Droy) ou bien timbré (le Mars de Henk Neven).

On est plus dubitatif quant à la mise en scène de Ludovic Lagarde. Si le livret torride évite le bordel SM, la déclinaison des couleurs de l'anémone (rouge, lilas, jacinthe, fuchsia, safran, azur), fleur en laquelle, selon Ovide, Adonis se métamorphosa, souffre d’une évidente pauvreté de moyens. Etendoirs de linges baba cool au premier acte, tachisme vaginal au second acte, phallus au troisième et cubisme infernal au quatrième, ces visions ne titillent guère l’esprit. Quant au final, un frère de celui de l’Atys de Lully, il ne rattrape pas l’ennui visuel.

 

diapason
juin 2006

Atmosphère, atmosphère

Six ans après avoir exhumé sa Didon, Christophe Rousset revient à Desmarest avec Vénus et Adonis, cette fois mis en scène, à Nancy. Le titre suggère une grande pastorale à mi-chemin entre Blow et Charpentier, mais Desmarest préfère construire sur le récit d’Ovide une tragédie lyrique en bonne et due forme. Toute la singularité de Vénus et Adonis est ici, dans ce décalage entre la matière et le moule. Le récit des Métamorphoses est développé avec à la place du fatal sanglier un couple de jaloux, Mars, amant légitime de Vénus, et la princesse Ciddipe, confidente de la déesse et, comme elle, éprise du plus beau des mortels. Personnage inventé de toutes pièces, elle devient le moteur du drame, attisant par trois fois la colère de Mars : il tuera son rival, et Ciddipe, folle d’amour et de haine, annoncera la nouvelle à Vénus avant de se suicider sous ses yeux, "Trop heureuse de voir la fin de mes malheurs, / Tandis que le rang d’immortelle / Te condamne à souffrir une peine éternelle ". Déploration de l’immortelle et du choeur. Rideau.

Dans les décors légers de Bernard Quesniaux (Tissus flottants rouges et violets au 1, champignons géants et filiformes turquoise au III, composition glaciale tout en petits carrés rouges sur fond noir au V), la distribution de Nancy frôle la perfection, et pourtant Anna Maria Panzarella éclipse tout le monde. Par son instinct dramatique, tout de noblesse, de droiture, de douleur contenue, qui va comme un gant à Ciddipe. Aussi parce que cette princesse discrète, qui explose quand sa carapace se morcelle, est le seul véritable personnage d’un livret bancal, démesuré entre deux divinités et cet Adonis toujours passif. Il fallait du charme pour les rôles-titres : Sébastien Droy et Karine Deshayes en ont à revendre, elle somptueuse et capable d’une vraie tendresse en allégeant un riche mezzo, lui nouveau venu dans le monde baroque et déjà maître d’une déclamation parfaite. Autre révélation, le baryton hollandais Henk Neven, timbre noir et tranchant, à qui l’on souhaite seulement de vite se perfectionner dans notre langue. Panoplie luxueuse de petits rôles, avec notamment Ingrid Perruche et Anders Dahlin — que vient faire ici Ryland Angel, toujours aussi débraillé?

Rousset façonne des danses impeccables et savoure les récits accompagnés dont Desmarest a truffé la partition. Ludovic Lagarde règle une mise en scène lisible autant que sensible on regrette seulement qu’il néglige l’opposition des humains et des dieux, sur laquelle reposent les fragiles premiers actes, redoutablement dilués — on comprend vite pourquoi la Cour a failli quitter la salle au troisième acte lors de la première. Les chorégraphies d’Odile Duboc n’arrangent rien, lentissimes, comme " dénervées ", et l’on sort de l’Opéra de Nancy heureux d’avoir découvert l’incroyable Ciddipe et une musique si agréable, en se demandant toutefois si cet opéra essentiellement " atmosphérique ", malgré quelques scènes et le dernier acte, gagnait à être mis en scène.